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quis de Hallay avait souri. Toutefois, à la sinistre lueur qui illumina ses yeux gris, il était évident que, lui aussi, courbait momentanément la tête devant les convenances, mais qu’il comptait sur une prompte et éclatante vengeance.

— Soit, comte, dit-il, ne changeons rien à mon premier programme ; jusqu’à la fin de la soirée nous serons deux amis… mais demain !…

— Comme bon vous semblera, marquis, je suis un débiteur très-solvable.

— Oh ! je le sais !… c’est ce qui me donne la force de me contenir… sans cela je vous aurais assassiné sur place !…

Le comte eut un superbe sourire d’incrédulité ; mais il ne répondit pas. Sa conversation avec le marquis n’avait que trop duré, puisque ses hôtes ne comprenaient pas le français.

M. Sharp n’avait attaché aucune importance à la rapide et, en définitive, courtoise pantomime des deux jeunes gens : il les avait vus se serrer mutuellement la main, ils étaient compatriotes, ils se connaissaient déjà sans doute, tout était pour le mieux ; mais ce que le négociant n’avait pas soupçonné, sa fille Mary l’avait deviné : les hommes jugent peut-être plus sainement et plus sûrement la portée d’un fait que les femmes ; mais les femmes ont un merveilleux flair et un infaillible instinct des nuances que nous méconnaissons trop souvent. Une femme fait plus facilement une folie qu’une gaucherie. Pour les hommes, c’est le contraire.

— Je présume que je dînerais bien volontiers, dit M. Sharp ; descendons au parloir.

Miss Mary indiqua, en rougissant imperceptiblement, une place à ses côtés à M. le comte d’Ambron, et le marquis s’assit près de l’excellent Sharp. Deux couverts restaient vacants.

— Attendez-vous encore d’autres convives ? demanda le marquis.

— Encore deux, je crois que oui : un ami qui ne manque jamais à un rendez-vous, et un eccentric gentleman sur lequel on ne doit jamais compter.

M. Sharp n’avait pas achevé sa phrase, que de furieux coups de marteau, frappés à la porte de la rue, ébranlèrent la maison. Un homme, le front baigné de sueur, s’élança dans la salle à manger ; c’était l’ami ordinairement si exact, M. Wiseman, un armateur américain.

— Quatre heures moins une minute, dit-il en tirant sa montre, je suis en avance d’une minute.

— Je présume que votre montre retarde de près de cinq minutes, répondit M. Sharp après un léger silence, car l’affirmation à brûle-pourpoint de M. Wiseman l’avait frappé de surprise ; heureusement que le dîner n’est pas commencé ; allons, à table !

L’armateur américain, après avoir été présenté aux deux jeunes gens, s’empressa de vider sur son assiette le contenu de cinq ou six plats, et ne s’occupa plus qu’à battre en brèche le formidable bastion de viandes, de poissons et de légumes qui s’élevait devant lui.

Un regard de miss Mary, que le marquis de Hallay surprit, allant du comte à lui, lui fit engager la conversation ; il craignait que son-silence n’éveillât les soupçons de la jeune fille. Miss Mary, nous l’avons déjà indiqué, n’en était plus aux soupçons.

— Votre départ a dû causer un grand vide dans les salons de Paris, cher comte, dit-il. Et vraiment, je suis à me demander quel est le motif qui a pu vous conduire en Californie : jeune, riche, ayant de luxueux et doux loisirs, retenu dans votre patrie par des chaînes de fleurs, vous auriez été le dernier homme que je me serais imaginé devoir retrouver à San-Francisco !

— La place que j’occupais à Paris était si humble, si effacée, que mon absence n’aura pas même été remarquée, marquis. Quant au motif qui m’a fait traverser les mers, il est fort simple : je m’ennuyais de ma paresse… j’ai voulu voyager.

— Très-bien !… Mais choisir la Californie pour but de vos pérégrinations, voilà ce que je ne m’explique pas !… On vient à San-Francisco pour gagner de l’argent et non pour s’y distraire ! Du reste, soyez assuré que je suis ravi de notre rencontre.

— Je vous remercie infiniment ; le plaisir est partagé. Mon Dieu ! j’ai dû ma détermination, comme cela se voit la plupart du temps dans les actes les plus importants de la vie, à une circonstance bien insignifiante, à la connaissance que j’avais faite à Paris d’un Mexicain millionnaire qui, habitant depuis de longues années la Californie, m’a tracé une description si pittoresque des mœurs de ce curieux pays, que l’envie m’a pris tout aussitôt d’aller y chercher des aventures.

— Alors vous n’êtes pas seul ?

— Comment cela ?

— Votre Mexicain millionnaire vous sert de cicérone ?

— Nullement !… Il m’a été impossible, malgré mes démarches, de le retrouver !… Mais, j’y pense, vous devez connaître mon Mexicain ?

— Moi ?… À quel propos ?

— C’était le plus beau joueur de Paris !

— Il se nommait, ce Mexicain ?

— Le señor don Ramon Romero.

— Non, je ne l’ai jamais vu ; seulement, j’ai beaucoup entendu parler de lui. Il a été le lion d’un hiver !… J’étais absent de Paris à cette époque !… Ce don Ramon, disait-on, jetait l’or à pleines mains, ensorcelait toutes les femmes, faisait un scandale inouï… Je crois, si ma mémoire ne me trompe pas, qu’il passait pour un sorcier… On lui attribuait de merveilleux effets magnétiques !… Mais, parbleu ! j’y songe, n’avez-vous pas eu vous-même une affaire avec ce don Ramon Romero ?

Une légère rougeur monta aux joues du comte.

— Mais, oui, c’est bien vous… Je me rappelle maintenant… un duel à bout portant avec un seul pistolet chargé…

— Votre mémoire ne vous trompe pas, monsieur, dit d’Ambron d’une voix ferme. Don Ramon fut avec moi d’une générosité impitoyable… Le sort l’avait favorisé, il tira en l’air !…

— Ce n’était pas agir en gentleman, répondit le marquis en regardant fixement son interlocuteur.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il est, selon moi, de fort mauvais goût d’épargner sur le terrain un adversaire ! C’est imposer un