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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/16

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dommage que vous voulez dire !… Oui, je conviens, en effet, que l’homme qui vous prive pendant quelque temps des soins qu’une femme apporte à votre ménage, vous cause un certain préjudice ; il y a alors entre lui et vous une indemnité à débattre, un chiffre à discuter. Il paye, c’est fini ; il refuse, on le rifle, et tout est dit.

La naïve logique du Canadien ne pouvait être combattue ; on ne s’attaque pas au néant ; aussi l’Américaine jugea-t-elle à propos de ne pas s’obstiner dans une discussion sans issue et sans résultat.

— Master Grandjean, reprit-elle en changeant de ton, pour quelle somme vous chargeriez-vous d’enlever la señorita Antonia ?

— Pour aucune somme, miss Mary.

— Des scrupules ?

— Oh ! non, miss, mais une crainte.

— Laquelle ?

— Celle de m’attirer la colère du señor Joaquin ! Or, je vous le répète, comme s’il m’attaquait je ne me défendrais pas, je me trouverais placé dans une position peu agréable.

— Si l’événement que je prévois se réalisait jamais, master Grandjean, le señor Dick ne songerait pas un instant à vous en rendre responsable !… et puis la señorita Antonia ne resterait pas longtemps sous votre garde ! Si le Batteur d’Estrade parvenait à la rejoindre, ce ne serait plus vous qu’il aurait à combattre… il se trouverait en présence d’un bras vaillant et d’un cœur indomptable !…

— Ce que vous m’apprenez là, miss Mary, change du tout au tout la position des choses ! Dans ces conditions-là, j’enlèverais peut-être Antonia, quoiqu’à ne vous rien cacher, cette affaire ne me plaise que médiocrement ; mais il nous resterait encore à traiter auparavant une question de la plus haute importance.

— Quelle question, master Grandjean ?

— Celle de mon salaire !… Antonia s’est toujours montrée si affable et si généreuse envers moi, qu’il m’en coûterait beaucoup de la contrarier… Je demanderais donc un prix élevé…

— Soyez sans nulle inquiétude. Vous n’auriez pas à vous plaindre de ma générosité !

— Et quand vous arrêterez-vous, miss Mary, à une résolution définitive ?…

— Dès que j’aurai vu Antonia !… Si je la trouve digne de l’amour qu’elle inspire au Batteur d’Estrade, je renonce à mon projet ; si j’acquiers la conviction qu’elle se joue, au contraire, de Joaquin, alors malheur à elle, je serai sans pitié.

Après cette réponse, miss Mary garda le silence ; de son côté, le Canadien réfléchissait.

— Que mon rifle se change en mes mains en une quenouille ! se disait-il, si je me reconnais dans toutes ces complications-là… Il me semble que ma tête va éclater, tant mon cerveau est en feu !… Comme les ruses de guerre des Indiens sont peu de chose en comparaison des ruses de femmes !… Ce doit être bien difficile que de savoir aimer !… Quel fatigant apprentissage à faire ! quel rude métier à exercer !… Tâchons un peu de me débrouiller au milieu de tout ce chaos !… Non… ce serait peine perdue… je n’y parviendrais jamais !… Un homme à rifler !… Quel homme, et pourquoi ?… Je n’en sais rien… Du reste, peu m’importe ! Antonia à enlever si elle n’aime point, et à ne pas enlever si elle aime… Est-ce bien cela ? Non… je ne crois pas… ce doit être l’opposé ! Mais non du tout… Ah ! ma foi ! je m’y perds !… Le mieux est de ne plus songer à rien jusqu’à ce que vienne le moment d’agir.

Le géant, après avoir pris cette résolution, se retourna vers l’Américaine :

— N’avez-vous plus aucune question à m’adresser, miss Mary ? lui demanda-t-il.

— Non, master Grandjean.

— Vous reconnaissez que j’ai bien gagné mes deux piastres ?

— Certes !

— Bon !

Grandjean s’étendit sur l’herbe à une distance respectueuse de la jeune fille, appuya sa tête sur la selle de son cheval qui broutait à quelques pas plus loin, et ferma presque aussitôt les yeux. Une minute ne s’était pas écoulée, qu’il dormait d’un calme et vigilant sommeil, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

Le soleil commençait à décliner lorsque Grandjean se réveilla ; la chaleur, affaiblie par une brise bienfaisante, offrait une température supportable ; le moment était opportun pour se remettre en route.

Miss Mary n’avait pas changé de place ; l’air toujours aussi réfléchi et rêveur, elle se tenait assise au pied de l’arbre ; une légère nuance bleue qui s’arrondissait en forme d’arc renversé au-dessous de ses yeux, disait clairement qu’elle n’avait pas, à l’exemple de son serviteur, mis à profit l’heure de la sieste.

— Allons, miss, dit le Canadien après avoir sellé et bridé les chevaux, si vous désirez arriver avant la nuit, vous n’avez pas de temps à perdre. Il est maintenant près de trois heures, et il nous reste cinq lieues au moins à franchir pour atteindre le rancho de la Ventana.

La jeune Américaine hésita avant de remonter à cheval, il était évident que, malgré les intentions si énergiques qu’elle avait montrées dans sa conversation avec Grandjean, l’incertitude régnait encore dans son cœur ; bientôt, comme honteuse de sa faiblesse, elle s’appuya sur le poing que lui offrait le Canadien, se mit légèrement en selle et frappa d’un impatient coup de cravache sa monture, qui partit au galop.

Aucune conversation suivie et nul incident digne d’être signalé ne prirent place durant le reste du trajet, qui s’accomplit dans un silence mutuel et presque absolu. Miss Mary, soit qu’ayant appris tout ce qu’elle désirait savoir, elle craignît les questions de son serviteur, soit qu’elle désirât ne pas être troublée dans ses méditations, avait laissé s’accroître la distance qui la séparait du Canadien ; elle marchait à quelques centaines de pas en arrière de lui.

Un quart de lieue avant d’arriver au rancho de la Ventana, Grandjean se trouva, au détour d’un sentier, face à face avec un cavalier qui, penché sur son cheval, poussait devant lui, tout en se livrant à une pantomime des plus animées, quelques vaches retardataires.

— Le señor don Andrès Panocha ! s’écria le géant.

— Tiens, c’est vous, Grandjean ! venez-vous seul, cette fois ?

— Non.