Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/19

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fut plus heureux du petit coin intime qui venait de lui être dévoilé que de tout le reste.

Cette conversation, menée à travers le quadrille, fut une source de troubles et de fautes, dont souffrirent les autres danseurs. Quelques hommes d’un âge mûr, qui s’étaient mêlés à la jeunesse pour faire briller les restes d’une ancienne réputation de beau jarret, furent surtout choqués des distractions de mademoiselle Henriette et de son cavalier, et le témoignèrent par des regards furieux et quelques paroles aigres.

En revenant de conduire Henriette à sa place, Émile entendit une vieille dame à tête d’oiseau dire en prenant du tabac : « Ah ah ! le petit Germain a dansé deux fois avec mademoiselle Gérard. » Cela le rendit furieux. «  Il faut que j’introduise une réforme dans les bals, pensa-t-il : on obligera tous ces hiboux à se retourner vers la muraille, pour qu’ils ne fassent plus tout haut des remarques dangereuses.  »

« Henriette a l’air de s’amuser beaucoup ce soir », dit madame Gérard au président. En effet, elle s’amusait beaucoup. La joie d’avoir rencontré un être pour elle différent des autres donnait à son visage une animation particulière qui frappait tout le monde. Quant à Émile, il se tenait dans l’embrasure d’une porte et suivait tous les mouvements de la jeune fille. Lorsque ses yeux se fixaient sur ceux d’Henriette, qui les cherchaient franchement à tout instant, ils devenaient brillants, comme s’ils eussent été éclairés d’une lumière très vive.

L’oncle Corbie dansa aussi deux ou trois fois avec sa nièce, apportant à l’opération une solennité et un silence très comiques. Il avait, de son côté, un grand bonheur ignoré, comme Émile.

Pendant le retour aux Tournelles, Henriette resta silencieuse au fond de la voiture, tandis que les autres bavardaient à tort et à travers.

La jeune fille se demandait avec une certaine angoisse si ce jeune homme, pour lequel elle avait ressenti une sympathie dont elle ignorait auparavant la douceur complète, n’était pas destiné à lui tendre la main et à la conduire dans un