Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’était plus impressionné par le souvenir de la jeune fille. En bâillant, il dit « Elle m’ennuyait ! », et il était tout guilleret de voir son cœur vide de l’amour d’Henriette ; il ne s’apercevait pas cependant qu’il ne s’occupait que d’elle. À dix heures, il avait envie de rire de ce qu’Henriette allait être tourmentée. Il n’éprouvait réellement plus le désir de la revoir, si bien que le soir il était un peu inquiet d’avoir arraché cette bouture de passion ; il la croyait mieux plantée et pour ainsi dire prise et enracinée.

Henriette pleura toute la journée, désolée de sa propre dureté et de ses scrupules, qui avaient fâché et peut être éloigné Émile pour jamais.

Du reste, la bouderie du jeune homme fut plus cruelle pour tous les deux qu’il n’avait pensé. Il fut retenu quelque temps par le travail, tandis que sa tendresse revenait plus grande encore.

Henriette ne comprenait plus rien à cette absence prolongée ; si elle avait su l’adresse d’Émile, elle aurait écrit. Sa terreur devint presque désordonnée. À un moment, involontairement elle se jeta la face sur son lit en s’écriant : « Il ne m’aime donc pas ! » Se voir abandonnée était une pensée insupportable, et l’idée folle que cette souffrance devait durer toute une éternité, idée sans motifs, inexplicable, mais réelle, augmentait sa douleur.

Elle se fit passer pour malade ; mais alors sa mère, ses parents, l’assaillirent de questions, de marques d’intérêt, qui, dans son état, étaient comme des tenaillements avec des pinces rougies au feu.

Et ce ne fut pas tout, car, pendant trois jours consécutifs, l’oncle Corbie les empêcha de se rejoindre, par ses promenades destinées à amener un entretien avec sa nièce.

C’était à ne plus y tenir, chaque journée faisait monter les angoisses comme une marée. Ceux qui se trouvent abandonnés seuls, dans une île déserte, sans herbe, sans eau, sans animaux, ne souffrent pas davantage. Enfin, Émile revit Henriette ; et telles étaient leurs émotions, que, pour ne pas s’en laisser maîtriser, ils s’abordèrent froidement, silencieuse-