Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/18

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cette doctrine est dérivée d’un principe qui n’est pas induit de l’observation des faits moraux, mais emprunté à des sciences étrangères, il est inévitable qu’elle contredise sur plus d’un point l’ordre moral existant. Mais nous sommes moins que personne exposés à ce danger, car la morale est pour nous un système de faits réalisés, lié au système total du monde. Or, un fait ne se change pas en un tour de main, même quand c’est désirable. D’ailleurs, comme il est solidaire d’autres faits, il ne peut être modifié sans que ceux-ci soient atteints, et il est souvent bien difficile de calculer par avance le résultat final de cette série de répercussions ; aussi l’esprit le plus audacieux devient-il réservé à la perspective de pareils risques. Enfin et surtout, tout fait d’ordre vital — comme sont les faits moraux — ne peut généralement pas durer s’il ne sert à quelque chose, s’il ne répond pas à quelque besoin ; tant donc que la preuve contraire n’est pas faite, il a droit à notre respect. Sans doute, il arrive qu’il n’est pas tout ce qu’il doit être et que, par conséquent, il y ait lieu d’intervenir ; nous venons nous-même de l’établir. Mais l’intervention est alors limitée : elle a pour objet, non de faire de toutes pièces une morale à côté ou au-dessus de celle qui règne, mais de corriger celle-ci ou de l’améliorer partiellement.

Ainsi disparaît l’antithèse que l’on a souvent tenté d’établir entre la science et la morale, argument redoutable où les mystiques de tous les temps ont voulu faire sombrer la raison humaine. Pour régler nos rapports avec les hommes, il n’est pas nécessaire de recourir à d’autres moyens que ceux qui nous servent à régler nos rapports avec les choses : la réflexion, méthodiquement employée, suffit dans l’un et dans l’autre cas. Ce qui réconcilie la science et la morale,