Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/233

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Tout d’abord, suivant lui, cette absorption de l’individu dans le groupe serait le résultat d’une contrainte et d’une organisation artificielle nécessitée par l’état de guerre où vivent d’une manière chronique les sociétés inférieures. En effet, c’est surtout à la guerre que l’union est nécessaire au succès. Un groupe ne peut se défendre contre un autre groupe ou se l’assujettir qu’à condition d’agir avec ensemble. Il faut donc que toutes les forces individuelles soient concentrées d’une manière permanente en un faisceau indissoluble. Or, le seul moyen de produire cette concentration de tous les instants est d’instituer une autorité très forte à laquelle les particuliers soient absolument soumis. Il faut que, « comme la volonté du soldat se trouve suspendue au point qu’il devient en tout l’exécuteur de la volonté de son officier, de même la volonté des citoyens se trouve diminuée par celle du gouvernement[1]. » C’est donc un despotisme organisé qui annihilerait les individus, et comme cette organisation est essentiellement militaire, c’est par le militarisme que M. Spencer définit ces sortes de sociétés.

Nous avons vu, au contraire, que cet effacement de l’individu a pour lieu d’origine un type social que caractérise une absence complète de toute centralisation. C’est un produit de cet état d’homogénéité qui distingue les sociétés primitives. Si l’individu n’est pas distinct du groupe, c’est que la conscience individuelle n’est presque pas distincte de la conscience collective. M. Spencer et d’autres sociologues avec lui semblent avoir interprété ces faits lointains avec des idées toutes modernes. Le sentiment si prononcé qu’aujourd’hui chacun de nous a de son individualité leur a fait croire que les droits personnels ne pouvaient être à ce point restreints que par une organisation coercitive. Nous y tenons tant qu’il leur a semblé que l’homme ne pouvait en avoir fait l’abandon de son plein gré. En fait, si dans les sociétés inférieures une si petite place est faite à la personnalité indivi-

  1. Sociol., II, p. 153.