Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/291

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une existence qui nous paraît intolérable peut être douce pour des hommes d’une autre constitution physique et morale. Par exemple, quand, dès l’enfance, on est habitué à exposer sa vie à chaque instant et, par conséquent, à ne la compter pour rien, qu’est-ce que la mort ? Pour nous apitoyer sur le sort des peuples primitifs, il ne suffit donc pas d’établir que l’hygiène y est mal observée, que la police y est mal faite. L’individu seul est compétent pour apprécier son bonheur : il est heureux, s’il se sent heureux. Or, « de l’habitant de la Terre de Feu jusqu’au Hottentot, l’homme, à l’état naturel, vit satisfait de lui-même et de son sort[1]. » Combien ce contentement est plus rare en Europe ! Ces faits expliquent qu’un homme d’expérience ait pu dire : « Il y a des situations où l’homme qui pense se sent inférieur à celui que la nature seule a élevé, où il se demande si ses convictions les plus solides valent mieux que les préjugés étroits, mais doux au cœur[2]. »


Mais voici une preuve plus objective.

Le seul fait expérimental qui démontre que la vie est généralement bonne, c’est que la très grande généralité des hommes la préfère à la mort. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que, dans la moyenne des existences, le bonheur l’emporte sur le malheur. Si le rapport était renversé, on ne comprendrait ni d’où pourrait provenir l’attachement des hommes pour la vie, ni surtout comment il aurait pu se maintenir, froissé à chaque instant par les faits. Il est vrai que les pessimistes expliquent la persistance de ce phénomène par les illusions de l’espérance. Suivant eux, si, malgré les déceptions de l’expérience, nous tenons encore à la vie, c’est que nous espérons à tort que l’avenir rachètera le passé. Mais, en admettant même que l’espérance suffise à expliquer l’amour de la vie, elle ne s’explique pas elle-même. Elle n’est pas miraculeusement tombée du ciel dans nos cœurs : mais

  1. Waitz, loc. cit., 347.
  2. Cowper Rose, Four years in Southern Africa., 1829, p. 173.