Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/48

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un caractère moral aux prescriptions juridiques les plus générales et les plus essentielles. Mais il est difficile qu’une telle sélection ne soit pas arbitraire ; car on n’a aucun critère qui permette de la faire méthodiquement. Comment graduer les règles du droit d’après leur importance et leur généralité relatives, de manière à pouvoir fixer le moment à partir duquel toute moralité s’évanouit ?

On ne peut d’ailleurs faire cette distinction sans tomber dans d’inextricables difficultés ; car ces principes généraux ne peuvent passer dans les faits qu’en devenant solidaires de ces règles juridiques auxquelles sont soumis les cas particuliers. Si donc cette réglementation spéciale est étrangère à la morale, cette solidarité compromet inévitablement la moralité des principes et ceux-ci ne peuvent plus sans déchoir, sans cesser d’être eux-mêmes, descendre dans la réalité. Sois juste, dit le moraliste, respecte la propriété d’autrui. Mais cette propriété ne peut avoir été acquise que conformément aux règles particulières du droit ; par exemple, elle provient d’un héritage ou d’une usucapion ou d’une accession. Si donc les différentes sources d’où dérive en fait le droit de propriété ne sont pas morales ou sont simplement amorales, comment la propriété elle-même pourrait-elle avoir quelque valeur morale ? Il faut respecter l’autorité légale, voilà encore une règle dont la moralité n’est pas contestée. Mais cette autorité a été instituée d’après les prescriptions du droit constitutionnel ; si celui-ci n’a rien de moral, comment les pouvoirs qu’il a créés pourraient-ils avoir droit à notre respect ? Les exemples pourraient être multipliés. Si on laisse la morale pénétrer dans le droit, elle l’envahit et, si elle n’y pénètre pas, elle reste à l’état de lettre morte, de pure abstraction, au lieu d’être une discipline effective des volontés.

Ces deux ordres de phénomènes sont donc inséparables et relèvent d’une seule et même science. Cependant la sanction qui est attachée aux règles que l’on appelle plus spécialement morales présente des caractères particuliers que l’on peut déter-