Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

même endroit : les uns la mettent plus haut, les autres plus bas, suivant qu’on a les yeux tournés vers le présent ou vers le passé, suivant qu’on est plus respectueux de la tradition ou plus épris de progrès ; tout le monde cependant reconnaît qu’elle existe. Mais il n’y a dans cette limitation d’une règle obligatoire par une autre rien qui doive surprendre ni qui altère le caractère moral de la première. Il en est de la vie morale comme de la vie du corps ou de celle de la conscience ; rien n’y est bon indéfiniment et sans mesure. Comme toutes les forces en présence ont droit à l’existence, il est juste que chacune ait sa part et il ne faut pas qu’aucune empiète sur les autres. C’est pourquoi, de même que les différentes fonctions et les différentes facultés se pondèrent et se retiennent les unes les autres en deçà d’un certain degré de développement, de même les différentes pratiques morales se modèrent mutuellement et leur antagonisme produit leur équilibre.

Cet antagonisme démontre même qu’en tout cas la division du travail ne saurait être moralement neutre. Elle ne peut pas occuper de situation intermédiaire. En effet, la règle qui nous commande de réaliser en nous tous les attributs de l’espèce ne peut être limitée par la règle contraire de la division du travail que si celle-ci est de même nature, c’est-à-dire si elle est morale. Un devoir peut être contenu et modéré par un autre devoir, mais non par des nécessités purement économiques. Si la division du travail ne se recommande que par des avantages matériels, elle n’a pas qualité pour restreindre l’action d’un précepte moral. Mais alors celui-ci débarrassé de tout contrepoids s’applique sans restriction ; car c’est une obligation qui n’est plus neutralisée par aucune autre. Il ne faut plus dire que nous devons tous nous proposer en partie un même idéal, mais que nous ne devons pas en avoir d’autre que celui qui nous est commun à tous ; nous ne sommes plus seulement tenus de ne pas laisser entamer au delà d’un certain point l’intégrité de notre nature, mais de la maintenir absolument intacte, sans en rien abandonner. Toute spécia-