Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/64

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lisation, si réduite soit-elle, devient donc moralement mauvaise ; elle constitue en effet une dérogation à ce devoir fondamental, car elle n’est possible que si l’individu renonce à être un homme complet, fait le sacrifice d’une partie de soi-même pour développer le reste. Ainsi il faut choisir : si la division du travail n’est pas morale, elle est franchement immorale ; si elle n’est pas une règle obligatoire, elle viole une règle obligatoire et doit être proscrite.

Or, on ne peut la proscrire sans s’insurger contre les faits ; car elle est évidemment inévitable puisqu’elle progresse depuis des siècles sans que rien puisse l’arrêter. Pour porter contre elle une condamnation sans réserve, il faudrait admettre entre la morale et la réalité un divorce inintelligible. La morale vit de la vie du monde ; il est donc impossible que ce qui est nécessaire au monde pour vivre soit contraire à la morale. Ainsi se trouve écarté un des termes du dilemme et démontré à nouveau, par l’absurde, le caractère moral de la division du travail.

Cependant, quoique ces preuves constituent de fortes présomptions, elles laissent place à quelques doutes.

En effet, en regard des faits que nous venons de rappeler on en peut citer qui sont contraires. Si l’opinion publique sanctionne la règle de la division du travail, ce n’est pas sans une sorte d’inquiétude et d’hésitation. Tout en commandant aux hommes de se spécialiser, elle semble toujours craindre qu’ils ne se spécialisent trop. À côté des maximes qui vantent le travail intensif il en est d’autres, non moins répandues, qui en signalent les dangers. « C’est, dit Jean-Baptiste Say, un triste témoignage à se rendre que de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle ; et qu’on ne s’imagine pas que ce soit uniquement l’ouvrier qui toute sa vie conduit une lime ou un marteau qui dégénère ainsi de la dignité de sa nature, c’est encore l’homme qui par état exerce les facultés les plus déliées de son esprit[1]. »

  1. Traité d’économie politique, livre I, ch. VIII.