Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/76

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artiste. La science est donc, comme l’art et l’industrie, en dehors de la morale[1].

Si tant de controverses ont eu lieu sur le caractère moral de la civilisation, c’est que trop souvent les moralistes n’ont pas de critère objectif pour distinguer les faits moraux des faits qui ne le sont pas. On a l’habitude de qualifier de moral tout ce qui a quelque noblesse et quelque prix, tout ce qui est l’objet d’aspirations un peu élevées, et c’est grâce à cette extension excessive du mot que l’on a fait rentrer la civilisation dans la morale. Pour nous, nous savons que le domaine de l’éthique n’est pas aussi indéterminé : il comprend toutes les règles d’action auxquelles est attachée une sanction et plus particulièrement une sanction répressive diffuse, mais ne va pas plus loin. Par conséquent, puisqu’il n’y a rien dans la civilisation qui présente ce critère de la moralité, elle est moralement indifférente. Si donc la division du travail n’avait pas d’autre rôle que de rendre la civilisation possible, elle participerait à la même neutralité morale.

C’est parce qu’on n’a généralement pas vu d’autre fonction à la division du travail que les théories qu’on en a proposées sont à ce point inconsistantes. En effet, à supposer qu’il existe une zone neutre en morale, nous avons vu[2] que la division du travail n’en fait pas partie. Si elle n’est pas bonne, elle est mauvaise ; si elle n’est pas morale, elle est une déchéance morale. Si donc elle ne sert pas à autre chose, on tombe dans d’insolubles antinomies, car les avantages économiques qu’elle présente sont compensés par des inconvénients moraux et, comme il est impossible de soustraire l’une de l’autre ces deux quantités hétérogènes et incomparables on ne saurait dire laquelle des deux l’emporte sur l’autre, ni, par conséquent, prendre un parti. On invoquera la primauté de la morale pour condamner radicalement la division du travail ? Mais, outre que cette ultima ratio

  1. « Le caractère essentiel du bien comparé au vrai est donc d’être obligatoire. Le vrai, pris en lui-même, n’a pas ce caractère. » (Janet, Morale, p. 139.)
  2. Voir plus haut, p. 41.