Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/327

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LE SUICIDE ANOMIQUE. 305 bilité ne s’exaspérerait-elle pas dans cette poursuite qui ne peut pas aboutir? Pour qu’elle en vienne à ce point, il n’est même pas nécessaire qu’on ait multiplié à l’infini les expériences amou- reuses et vécu en Don Juan. L’existence médiocre du célibataire vulgaire suffit pour cela. Ce sont sans cesse des espérances nouvelles qui s’éveillent et qui sont déçues, laissant derrière elles une impression de fatigue et de désenchantement. Com- ment, d’ailleurs, le désir pourrait-il se fixer, puisqu’il n’est pas sûr de pouvoir garder ce qui l’attire; car l’anomie est double. De même que le sujet ne se donne pas définitivement, il ne possède rien .à titre définitif. L’incertitude de l’avenir, jointe à sa propre indétermination, le condamne donc à une perpétuelle mobilité. De tout cela résulte un état de trouble, d’agitation et de mécontentement qui accroît nécessairement les chances de suicide. Or, le divorce implique un affaiblissement de la réglementa- tion matrimoniale. Là où il est établi, là surtout où le droit et les mœurs en facilitent avec excès la pratique, le mariage n’est plus qu’une forme affaiblie de lui-même; c’est un moindre ma- riage. Il ne saurait donc, au même degré, produire ses effets utiles. La borne qu’il mettait au désir n’a plus la même fixité; pouvant être plus aisément ébranlée et déplacée, elle contient moins énergiquement la passion et celle-ci, par suite, tend da- vantage à se répandre au delà. Elle se résigne moins aisément à la condition qui lui est faite. Le calme, la tranquillité morale qui faisait la force de l’époux est donc moindre ; elle fait place, en quelque mesure, à un état d’inquiétude qui empêche l’homme de se tenir a ce qu’il a. Il est, d’ailleurs, d’autant moins porté à s’attacher au présent, que la jouissance ne lui en est pas complètement assurée : l’avenir est moins garanti. On ne peut pas être fortement retenu par un lien qui peut être, à chaque instant, brisé soit d’un côté soit de l’autre. On ne peut pas ne pas porter ses regards au delà du point où l’on est, quand on ne sent pas le sol ferme sous ses pas. Pour ces rai- sons, dans les pays où le mariage est fortement tempéré par le divorce, il est inévitable que l’immunité de l’homme marié soit DURKEIBIM. • âO ••:ï