Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/340

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3i8 LE SUICIDE. ces limites normales qu’elle ne [>eut dépasser sans se détruire elle-même. Une pensée qui met tout en question, si elle n’eat pas assez ferme pour porter le poids de son ignorance, risque de se mettre elle-même en question et de s’abîmer dans le doute. Car, si elle ne parvient pas à découvrir les titres que peuvent avoir à Texistence les choses sur lesquelles elle s’interroge» — et ce serait merveille si elle trouvait moyen de percer si vite tant de mystères — elle leur déniera toute réalité, même le seul fait qu’elle se pose le problème implique déjà qu’elle penche aux solutions négatives. Mais, du même coup, elle se videra de tout contenu positif et, ne trouvant plus rien devant elle qui lui résiste, ne pourra plus que se perdre dans le vide des rêve- ries intérieures. P Mais cette forme élevée du suicide égoïste n’est pas la seule; V il en est une autre, plus vulgaire. Le sujet, au lieu de méditer tristement sur son état, en prend allègrement son parti. 11 a conscience de son égoïsme et des conséquences qui en découleat logiquement; mais il les accepte par avance et entreprend de vivre comme l’enfant ou l’animal, avec cette seule différence qu’il se rend compte de ce qu’il fait. Il se donne donc comme tâche unique de satisfaire ses besoins personnels, les simplifiant même pour en rendre la satisfaction plus assurée. Sachant qu’il ne peut rien espérer d’autre, il ne demande rien de plus, tout disposé, s’il est empêché d’atteindre cette unique fin, à se défaire d’une existence désormais sans raison. C’est le suicide épicurien. Car Épicure n’ordonnait pas à ses disciples de hûter la mort, il leur conseillait, au contraire, de vivre tant qu’ils y trou- vaient quelque intérêt. Seulement, comme il sentait bien que, si l’on n’a pas d’autre but, on est à chaque instant exposé à n’en plus avoir aucun, et que le plaisir sensible est un lien bien fra- gile pour rattacher l’homme à la vie, il les exhortait à se tenir toujours prêts à en sortir, au moindre appel des circons- tances. Ici donc, la mélancolie philosophique et rêveuse est ’ remplacée par un sang-froid sceptique et désabusé qui est par- ticulièrement sensible à l’heure du dénouement. Le patient se frappe sans haine, sans colère, mais aussi sans cette satisfaction