Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/341

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morbide avec laquelle l’intellectuel savoure son suicide, il est, encore plus que ce dernier, sans passion. Il n’est pas surpris de l’issue à laquelle il aboutit; c’est un événement qu’il prévoyait comme plus ou moins prochain. Aussi ne s’ingénie-t-il pas en de longs préparatifs; d’accord avec sa vie antérieure, il cherche seulement à diminuer la douleur. Tel est notamment le cas de ces viveurs qui, quand le moment inévitable est arrivé où ils ne peuvent plus continuer leur existence facile, se tuent avec une tranquillité ironique et une sorte de simplicité 1.

Quand nous avons constitué le suicide altruiste^ nous avons assez multiplié les exemples pour n’avoir pas besoin de décrire longuement les formes psychologiques qui le caractérisent. Elles s’opposent à celles que revêt le suicide égoïste, comme l’altruisme lui-même à son contraire. Ce qui distingue l’égoïste qui se tue, c’est une dépression générale qui se manifeste soit par une langueur mélancolique, soit par l’indifférence épicurienne. Au contraire, le suicide altruiste, parce qu’il a pour origine un sentiment violent, ne va pas sans un certain déploiement d’énergie. Dans le cas du suicide obligatoire, cette énergie est mise au service de la raison et de la volonté. Le sujet se tue parce que sa conscience le lui ordonne; il se soumet à un impératif. Aussi son acte a-t-il pour note dominante cette fermeté sereine que donne le sentiment du devoir accompli ; la mort de Caton, cette du commandant Beaurepaire en sont les types historiques. Ailleurs, quand l'altruisme est à l’état aigu, le mouvement a quelque chose de plus passionnel et de plus irréfléchi. C’est un élan de foi et d’^enthousiasme qui précipite l’homme dans la mort. Cet enthousiasme lui-même est tantôt joyeux et tantôt sombre, selon que la mort est conçue comme un moyen de s’unir à une divinité bien-aimée ou comme un sacrifice expiatoire, destiné à apaiser une puissance redou-

(1) On trouvera des exemples dans Brierre de Boismont, p. 494 et 506.