Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/367

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l’élément social du suicide. 345 III. Mais attachons-nous à bien comprendre le sens et la portée des termes qui viennent d’être employés. D’ordinaire, quand on parle de tendances ou de passions collectives, on est enclin à ne voir dans ces expressions que des métaphores et des manières de parler, qui ne désignent rien de réel sauf une sorte de moyenne entre un certain nombre d’états individuels. On se refuse à les regarder comme des choses, comme des forces sui generts qui dominent les consciences par- ticulières. Telle est pourtant leur nature et c’est ce que la sta- tistique du suicide démontre avec éclat (*). Les individus qui composent une société changent d’une année à l’autre ; et ce- pendant, le nombre des suicidés est le même tant que la société elle-même ne change pas. La population de Paris se renou- velle avec une extrême rapidité; pourtant, la part de Paris dans l’ensemble des suicides français reste sensiblement constante. Quoique quelques années suffisent pour que l’effectif de l’armée plique identiquement au crime sous ses différentes formes. Le criminel, en effet, est un être exceptionnel tout comme le suicidé et, par conséquent, ce n*est pas la nature du type moyen qui peut expliquer les mouvements de la criminalité. Mais il n^en est pas autrement du mariage, quoique la tendance à contracter mariage soit plus générale que le penchant à tuer ou à se tuer. A chaque période de la vie, le nombre des gens qui se marient ne représente qu’une petite minorité par rapport à la population célibataire du même âge. Ainsi, en France, de 25 à 30 ans, c’est-à-dire à Tépoque où la nuptialité est maxima, il n’y a par an que 176 hommes et 135 femmes qui se marient sur 1.000 célibataires de chaque sexe (période 1877-81). Si donc la tendance au mariage, qu’il ne faut pas confondre avec le goût du commerce sexuel, n’a que chez un petit nombre de sujets une force suffisante pour se satisfaire, ce n’est pas l’énergie qu’elle a dans le type moyen qui peut expliquer l’état de la nuptialité à un moment donné. La vérité, c’est qu’ici, comme quand il s’agit du suicide, les chiffres de la statistique expriment, non l’intensité moyenne des dispositions individuelles, mais celle de la force collective qui pousse au mariage. (1) Elle n’est pas d’ailleurs la seule ; tous les faits de statistique morale, comme le montre la note précédente, impliquent cette conclusion.