Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/400

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378 LE SUICIDE. toujours actuelles. (Jn a dit quelquefois que, si le suicide est et mérite d’être prohibé, c’est parce que, en se tuant, l’homme se dérobe à ses obligations envers la société. Mais si nous n’é- tions mus que par cette considération, nous devrions, comme en Grèce, laisser la société libre de lever à sa guise une défense qui n’aurait été établie qu’à son profit. Si nous lui refusons cette faculté, c’est donc que nous ne’ voyons pas simplement dans le suicidé un mauvais débiteur dont elle serait créancière. Car un créancier peut toujours remettre la dette dont il est bénéficiaire. D’ailleurs, si la réprobation dont le suicide est l’objet n’avait pas d’autre origine, elle devrait être d’autant plus formelle que l’individu est plus étroitement subordonné à l’État; par conséquent, c’est dans les sociétés inférieures qu’elle atteindrait son apogée. Or, tout au contraire, elle prend plus de force à mesure que les droits de l’individu se développent en face de ceux de l’État. Si donc elle est devenue si formelle et si sévère dans les sociétés chrétiennes, la cause de ce change- ment doit se trouver, non dans la notion que ces peuples ont de l’État, mais dans la conception nouvelle qu’ils se sont faite de la personne humaine. Elle est devenue à leurs yeux une chose sacrée et même la chose sacrée par excellence, sur la- quelle nul ne peut porter les mains. Sans doute, sous le régime de la cité, l’individu n’avait déjà plus une existence aussi effa- cée que dans les peuplades primitives. On lui reconnaissait dès lors une valeur sociale; mais on considérait que cette valeur appartenait toute à l’État. La cité pouvait donc disposer libre- ment de lui sans qu’il eût sur lui-même les mêmes droits. Mais aujourd’hui, il a acquis une sorte de dignité qui le met au-des- sus et de lui-même et de la société. Tant qu’il n’a pas démérité et perdu par sa conduite ses titres d’homme, il nous paraît par- ticiper en quelque manière à cette nature sui (/eneris que toute reUgion prête à ses dieux et qui les rend intangibles à tout ce qui est mortel. Il s’est empreint de religiosité; l’homme est devenu un dieu pour les hommes. C’est pourquoi tout attentat dirigé contre lui nous fait l’effet d’un sacrilège. Or le suicide est l’un de ces attentats. Peu importe de quelles mains vient le