Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/402

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380 LE SUICIDE. lesquels nous nous expliquons le respect que nous inspire la personne humaine, ne sont pas adéquats au réel, et il est aisé de le prouver ; mais il ne s’ensuit pas que ce respect lui-même soit sans raison. Le fait qu’il joue un rôle prépondérant dans notre droit et dans notre morale doit, au contraire, nous prémunir contre une semblable interprétation. Au lieu donc de nous en prendre à la lettre de cette conception, examinons-la en elle- même, cherchons comment elle s’est formée et nous verrons que, si la formule courante en est grossière, elle ne laisse pas d’avoir une valeur objective. En effet, cette sorte de transcendance que nous prêtons à la personne humaine n’est pas un caractère qui lui soit spécial. On le rencontre ailleurs. C’est simplement la marque que laissent sur les objets auxquels ils se rapportent tous les sentiments col- lectifs de quelque intensité. Précisément parce qu’ils émanent de la collectivité, les fins vers lesquelles ils tournent nos acti- vités ne peuvent être que collectives. Or la société a ses besoins qui ne sont pas les nôtres. Les actes qu’ils nous inspirent ne sont donc pas selon le sens de nos inclinations individuelles; ils n’ont pas pour but notre intérêt propre, mais consistent plutôt en sa- crifices et en privations. Quand je jeûne, que je me mortifie pour plaire à la Divinité, quand, par respect pour une tradition dont j’ignore le plus souvent le sens et la portée, je m’impose quelque gêne, quand je paie mes impôts, quand je donne ma peine ou ma vie à l’État, je renonce à quelque chose de moi- même; et à la résistance que notre égoïsme oppose à ces renon- cements, nous nous apercevons aisément qu’ils sont exigés de nous par une puissance à laquelle nous sommes soumis. Alors même que nous déférons joyeusement à ses ordres, nous avons conscience que notre conduite est déterminée par un sentiment de déférence pour quelque chose de plus grand que nous. Avec quelque spontanéité que nous obéissions à la voix qui nous dicte cette abnégation, nous sentons bien qu’elle nous parle sur un ton impératif qui n’est pas celui de l’instinct. C’est pourquoi, quoiqu’elle se fasse entendre à l’intérieur de nos consciences, nous ne pouvons sans contradiction la regarder comme nôlre.