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Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/53

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LE SUICIDE ET LES ÉTATS PSYCHOPATHIQUES.

la mort ou, du moins, je n’ai pas aujourd’hui le souvenir d’une telle pensée[1] ». À un moindre degré, les malades sentent l’impulsion naître et ils réussissent à échapper à la fascination qu’exerce sur eux l’instrument de mort, en le fuyant immédiatement.

En résumé, tous les suicides vésaniques ou sont dénués de tout motif, ou sont déterminés par des motifs purement imaginaires. Or, un grand nombre de morts volontaires ne rentrent ni dans l’une ni dans l’autre catégorie ; la plupart d’entre elles ont des motifs et qui ne sont pas sans fondement dans la réalité. On ne saurait donc, sans abuser des mots, voir un fou dans tout suicidé. De tous les suicides que nous venons de caractériser, celui qui peut sembler le plus difficilement discernable de ceux que l’on observe chez les hommes sains d’esprit, c’est le suicide mélancolique ; car, très souvent, l’homme normal qui se tue se trouve lui aussi dans un état d’abattement et de dépression, tout comme l’aliéné. Mais il y a toujours entre eux cette différence essentielle que l’état du premier et l’acte qui en résulte ne sont pas sans cause objective, tandis que, chez le second, ils sont sans aucun rapport avec les circonstances extérieures. En somme, les suicides vésaniques se distinguent des autres comme les illusions et les hallucinations des perceptions normales et comme les impulsions automatiques des actes délibérés. Il reste vrai qu’on passe des uns aux autres sans solution de continuité ; mais si c’était une raison pour les identifier, il faudrait également confondre, d’une manière générale, la santé avec la maladie, puisque celle-ci n’est qu’une variété de celle-là. Quand même on aurait établi que les sujets moyens ne se tuent jamais et que ceux-là seuls se détruisent qui présentent quelques anomalies, on n’aurait pas encore le droit de considérer la folie comme une condition nécessaire du suicide ; car un aliéné n’est pas simplement un homme qui pense ou qui agit un peu autrement que la moyenne.

Aussi n’a-t-on pu rattacher aussi étroitement le suicide à la

  1. Ibid., p. 314.