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LE SUICIDE.

folie qu’en restreignant arbitrairement le sens des mots. « Il n’est point homicide de lui-même, s’écrie Esquirol, celui qui, n’écoutant que des sentiments nobles et généreux, se jette dans un péril certain, s’expose à une mort inévitable et sacrifie volontiers sa vie pour obéir aux lois, pour garder la foi jurée, pour le salut de son pays[1] ». Et il cite l’exemple de Décius, de d’Assas, etc. Falret, de même, refuse de considérer Curtius, Codrus, Aristodème comme des suicidés[2]. Bourdin étend la même exception à toutes les morts volontaires qui sont inspirées, non seulement par la foi religieuse ou par les croyances politiques, mais même par des sentiments de tendresse exaltée. Mais nous savons que la nature des mobiles qui déterminent immédiatement le suicide, ne peuvent servir à le définir ni, par conséquent, à le distinguer de ce qui n’est pas lui. Tous les cas de mort qui résultent d’un acte accompli par le patient lui-même avec la pleine connaissance des effets qui en devaient résulter, présentent, quel qu’en ait été le but, des ressemblances trop essentielles pour pouvoir être répartis en des genres séparés. Ils ne peuvent, en tout état de cause, constituer que des espèces d’un même genre ; et encore, pour procéder à ces distinctions, faudrait-il d’autre critère que la fin, plus ou moins problématique, poursuivie par la victime. Voilà donc au moins un groupe de suicides d’où la folie est absente. Or, une fois qu’on a ouvert la porte aux exceptions, il est bien difficile de la fermer. Car entre ces morts inspirées par des passions particulièrement généreuses et celles que déterminent des mobiles moins relevés il n’y a pas de solution de continuité. On passe des unes aux autres par une dégradation insensible. Si donc les premières sont des suicides, on n’a aucune raison de ne pas donner aux secondes la même qualification.

Ainsi, il y a des suicides, et en grand nombre, qui ne sont pas vésaniques. On les reconnaît à ce double signe qu’ils sont délibérés et que les représentations qui entrent dans cette délibéra-

  1. Maladies mentales, t. I, P. 529.
  2. Hypochondrie et suicide, p. 3.