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forme d’un animal ou d’une plante. C’est donc qu’il existe en lui un autre être en qui il ne laisse pas de se reconnaître, mais qu’il se représente sous les espèces d’un animal ou d’un végétal. N’est-il pas évident que ce double ne peut être que l’âme, puisque l’âme est déjà, par elle-même, un double du sujet qu’elle anime ? Ce qui achève de justifier cette identification, c’est que les organes où s’incarne plus éminemment le fragment de principe totémique que contient chaque individu sont aussi ceux où l’âme réside. C’est le cas du sang. Il y a dans le sang quelque chose de la nature du totem, comme le prouve le rôle qu’il joue dans les cérémonies totémiques[1]. Mais en même temps, le sang est un des sièges de l’âme ; ou plutôt c’est l’âme même vue du dehors. Quand le sang fuit, la vie s’écoule et, du même coup, l’âme s’échappe. L’âme se confond donc avec le principe sacré qui est immanent au sang.

D’un autre côté, si notre explication est fondée, le principe totémique, en pénétrant, comme nous le supposons, dans l’individu, doit y garder une certaine autonomie puisqu’il est spécifiquement distinct du sujet en qui il s’incarne. Or c’est précisément ce que Howitt dit avoir observé chez les Yuin : « Que, dans ces tribus, dit-il, le totem soit conçu comme constituant, en quelque manière, une partie de l’homme, c’est ce que prouve clairement le cas du nommé Umbara, dont j’ai déjà parlé. Celui-ci me raconta que, il y a de cela quelques années, un individu du clan des lézards dentelés (lace-lizards) lui envoya son totem tandis qu’il dormait. Le totem pénétra dans la gorge du dormeur dont il mangea presque le totem, lequel résidait dans la poitrine ; ce qui faillit déterminer la mort[2]. » Il est donc bien vrai que le totem se fragmente en s’individualisant et que chacune des parcelles qui se détachent ainsi joue le rôle d’un esprit, d’une âme qui réside dans le corps[3].

  1. V. plus haut, p. 194.
  2. Howitt, Nat. Tr., p. 147. Cf. ibid., p. 769.
  3. Strehlow (I, p. 15, n. 2), Sculze (loc. cit., p. 246) nous représentent l’âme, comme Howitt nous représente ici le totem, sortant du corps pour aller manger une autre âme. De même, on a vu plus haut l’altjira ou totem maternel se manifester en rêve ainsi qu’une âme ou un esprit.