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L’AMITIÉ D’UN GRAND HOMME
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était tel qu’on’eût dit l’apparition d’un de ces déguisés de Mi-Carême dont la moitié du corps est cachée par le char.

— Bonjour, chers amis… Asseyons-nous et déjeunons.

Les commensaux : Javrilly, abonné de l’Opéra, non pas un abonné, mais l’Abonné, celui dont c’est l’unique raison d’être, la fonction, l’occupation unique, l’Abonné, terreur de la danseuse et du directeur. Un ami de la musique, mais d’une certaine musique, la musique Javrilly, celle que l’on n’écrit plus. Il sifflote sans cesse et, comme il n’a plus, de dents, cela lui donne l’air de souffler une bouteille ; c’est le diminutif fait homme : il n’avance point, il dansotte ; il ne mange point, il suçotte ; il n’administre pas ses biens, il boursicote. Il ne parle point, il parlotte, fragile et vainqueur, nul et plastronnant. Voici Dondillonne, librettiste inspiré, sans cesse en quête de rimes faibles et M. Zyou, étranger, qui est venu apporter l’hommage de son pays à l’auteur de Clytemnestre et de Frugijera. M. Zyou a mis l’habit noir avec une brochette de décorations.

— Oh ! reproche Lanourant, il ne fallait pas vous habiller aussi cérémonieusement, nous sommes entre nous.

L’étranger, comme piqué par un dard, se lève, noir comme une taupe, avec des yeux de flamme ; il agite en parlant des mains poilues ; toutes les syllabes sonnent dans sa bouche frémissante :

— J’ai mis l’habit comme pour aller chez un roi ; car je suis chez le roi des sons. Je vois sur ses cheveux briller la triple couronne de l’âge, de la sapience et du génie. Honneur ! Honneur au grand musicien et que les cieux s’effeuillent en pétales de roses sur son front.

M. Zyou se recueille, aspire le plus d’air qu’il peut et pousse un cri guttural. M. Lanourant se lève.

— Chez nous, commence-t-il, les discours sont placés à la fin du repas…

— Chez nous aussi, rétorque M. Zyou ; aussi en ai-je un autre dans la poche, pour tout à l’heure.

— Je répondrai donc tout de suite à ces deux discours par ce mot simple et profond : merci, merci à l’étranger qui, venu de ses lointaines montagnes, a demandé à l’ermite de la musique le pain blanc et le sel pur de l’hospitalité. Louise, servez les harengs, je vous prie.