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JE SAIS TOUT

M. Lanourant, qui était fort riche et fort avare, donnait une explication ingénieuse à ses menus de gala, composés invariablement de harengs grillés, de jambon cru, de salade et de fromage. Il avait, affirmait-il, longtemps étudié les aliments convenables aux intellectuels qui ne peuvent se nourrir comme de simples bourgeois. Or, le hareng possédait, selon lui, toutes les qualités du caviar frais et bien d’autres encore ; les snobs le dédaignaient à cause de son prix inférieur, mais lui, Lanourant, en faisait son aliment favori et il s’en était nourri exclusivement au temps où il composait Clytemnestre. Quant au jambon, à condition d’en absorber une petite quantité en tranches fort minces, il avait le privilège de ne point surcharger l’estomac et de laisser la tête libre. Un fromage pour terminer et pas de fruits dont la crudité est dangereuse, pas de café, pas de liqueurs, pas de tabac, autant de poisons pour l’organisme délicat d’un travailleur. Les centenaires, interviewés, préconisent tous l’eau rougie, voire l’eau fraîche, qui désaltère mieux encore. Javrilly et Dondillonne acquiesçaient en ricanant. Ce discours s’adressait surtout à M. Zyou, dont la mine éclatante annonçait un penchant pour une chère plus généreuse. Le repas fut donc rapidement expédié et quand Mme Jeansonnet se présenta, la table était desservie. Le compositeur fut enchanté de cette occasion de prendre congé de ses invités et il reçut Mme Jeansonnet avec joie :

— Voilà, lui dit-il, l’été qui vient égayer le triste automne.

En route, Mme Jeansonnet avait établi son plan. Elle sortit de son petit sac à monture d’écaille une médaille quelconque qui, selon elle, représentait Clytemnestre et elle en fit don au maëstro que cette attention flatta beaucoup. D’ailleurs, nul hommage ne le surprenait et il ne s’étonnait point qu’on s’imposât un dérangement pour contempler ses augustes traits. Après quelques minutes d’une conversation indifférente, Mme Jeansonnet jeta négligemment :

— Au huit octobre, car je suppose que vous irez chez les Carlingue…

— Le huit octobre ? Ai-je reçu une invitation ? Il y a un peu de désordre ici…

— Ils seraient certainement navrés de ne pas vous avoir… Ils inaugurent solennellement leur « season » et je suis sûre qu’ils comptent sur vous.

— Vous verrai-je ?

— Sans doute…

— Alors, cela me décide. Ce sont d’ailleurs de braves gens, simplets, certes mais de braves gens, bien reposants n’est-ce pas ?

— Reposants est le mot.

Et Mme Jeansonnet s’en fut. Lanourant rencontrerait donc, le 8 octobre, chez les Carlingue, son ennemi Bigalle. Cette catastrophe priverait des deux « leaders » le salon Carlingue, et peut être ; par une manœuvre adroite, le salon Jeansonnet en profiterait-il. Tout était bien.


XII. — RENCONTRE


Rien n’est plus touchant que ce besoin qu’éprouvent les civilisés de s’agglomérer pour oublier la mort. Ainsi, les oiseaux frileux, même s’ils ne s’aiment point, se serrent les uns contre les autres dans leur cage, pour avoir moins froid. Il faut envisager avec optimisme ces jeux de société. Ainsi, une soirée comme celle que donnaient les Carlingue en l’honneur de Fernand Bigalle apparaît sous son jour le plus favorable. Loin de blâmer telle vieille dame, abondamment décolletée, on lui sera reconnaissant de ce dernier effort et même des fards superflus dont elle abuse pour faire partager aux autres ses suprêmes illusions. On admirera ce tour si particulier donné à la conversation entre gens qui se connaissent