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LIVRE XVI.

friands qu’ils ne les connaissent pas. Au reste, quelle paix ! quelle solitude ! quel repos inviolé ! Tous s’étonnent de ma perpétuelle inquiétude. Combien ils s’étonneraient davantage s’ils me connaissaient mieux !

Viviane ! Viviane ! que faisons-nous de nos jours ? Nous nous poursuivons et nous nous fuyons l’un l’autre dans une continuelle angoisse. Ne saurons-nous jamais ce que nous devons désirer ? Nos pensées se consument en caprices d’un moment. Pour eux, ils ont le repos et la durée des baobabs, qu’aucun orage n’a ébranlés.

Que ferais-je ici de mes enchantements ? L’idée ne me vient pas même de les exercer. Tu sais, Viviane, qu’il n’est rien de plus funeste dans notre art que de venir après d’autres enchanteurs. On veut faire mieux ou du moins autrement qu’eux, et l’on tombe dans le fantasque. Voilà pourquoi, après mûres réflexions, je me suis décidé irrévocablement à ne faire ici rien au monde que rêver à toi, chose à laquelle les lieux sont infiniment propices.

Je me lève tard, je me couche avec l’ombre. Des Cingalais me bercent dans un hamac, en promenant au-dessus de mon front leurs éventails de plumes de paon ; c’est une oisiveté pleine de toi. Je ne désespère pas encore de te rencontrer à l’improviste soit dans les vastes forêts de palmiers panachés de sagou, soit sur une cime déserte ; et cette frêle espérance, dont je n’ai pas la force de me défendre, me nourrit, m’exalte, m’abat, me relève, me terrasse dans le même moment.