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LIVRE XVII.

Viviane, nous sommes, à ce moment, les seuls êtres de l’ancien monde qui sachions qu’il en existe un nouveau. Gardons-nous mutuellement ce grand secret. Je croirais le souiller en le faisant connaître prématurément aux hommes de notre temps. Il faut, pour cela, qu’ils en soient plus dignes qu’ils ne sont aujourd’hui.

Jouissons donc tous deux de cet univers. Toi seule es digne de le fouler sous tes pieds, car il te ressemble, serein comme toi, innocent comme toi, immaculé comme toi. Et puis c’est un grand lien entre nous de posséder seuls le mystère d’un monde inconnu.

Depuis que j’ai assisté à la naissance de cet autre univers, il m’est difficile, Viviane, de dire combien l’ancien me semble usé, flétri, décrépit, si j’ose l’avouer. Je n’ai pu m’empêcher de tresser ici, en simple osier, le berceau de divers peuples au milieu de nombreux troupeaux de buffles, de vigognes, de lamas, qui me regardaient faire d’un air à la fois confiant et sauvage.

Dans cette innocence de la création, je me figurais que j’étais un nouvel Adam, parmi les forêts d’un autre Éden. J’ai mis le feu à de vastes savanes, pour préparer le séjour des hommes qui peut-être ne sauront pas même que j’ai existé. J’ai donné leurs noms à une foule d’animaux, de fleuves, de montagnes. Déjà l’aigle et la fourmi savent aujourd’hui comment s’appellent le Chimborazo et le Meschacebé.

Le plus difficile pour moi a été de comprendre la langue des fleurs, qui est très-différente de celle des