Page:E. Quinet - Merlin l'Enchanteur tome 2, 1860.djvu/215

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
211
LIVRE XIX.

Jusqu’à ce moment Merlin n’avait encore vu tomber aucune des choses qu’il avait enchantées. Aussi se croyait-il certain de bâtir pour l’éternité. Il avait vécu au jour le jour, sans s’inquiéter du lendemain. La pensée qu’il ne créait rien de durable et qu’il survivait à ses œuvres le mordit subitement au cœur pour la première fois. La rougeur lui monta au front. Il balbutia d’abord, puis il répondit :

« Vous tous qui murmurez, dites-moi si mes enchantements ne vous suivent pas dans la mort ?

— Il faut ici un autre magicien que toi, répliqua la foule.

— Ceux que j’ai faits rois ne le sont-ils plus ? Ceux qui ont appris de moi la magie l’ont-ils donc oubliée ? Au moins les belles emportent avec elles mes breuvages d’amour !

— Ta magie, pauvre Merlin, finit ici où la mort commence.

— Mais j’ai pour moi la vie.

— Il n’est de vie qu’au ciel.

— Il me reste la terre !

— Non ! pas même la terre. Entre et passe. Tu verras tomber tout ce que tu as édifié : royaumes d’Arthus, empire des preux, mondes enchantés, siècles d’amour, tours mystiques. Ô belles bulles de savon ! nous avons appris ce que pèse l’œuvre de Merlin. Personne ne nous reverra plus, à la lueur de la lune, applaudir de nos mains retentissantes à ses évocations de fumée. »

À ces mots, chacun des revenants passa devant lui