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LIVRE XX.

croire à rien, pas même à mon père. Aussi bien, il ne me donne plus aucun signe de vie. Si je voyais au moins ses traces, je pourrais peut-être me prendre à quelque chose. Mais que dis-je ? je le verrais là, debout, devant moi, ricanant ou rugissant, je n’en croirais pas mes yeux. Je lui dirais comme à toutes choses : « Allez, mon père, vous n’existez pas ! »

« Les peuples aussi que j’ai le plus aimés, je suis tenté de les maudire ; car ceux que j’ai le plus comblés, ceux-là m’ont oublié les premiers. Que de fois ils m’ont rencontré, et ils avaient tous oublié même mon nom ! Si légers de cœur, si convoiteux de gain, si âpres au trafic, si idolâtres de clinquant, si vains de leur néant, si exigeants quand on leur accorde quelque chose, si rampants quand on leur refuse tout ; ah ! Viviane, chimère des chimères, me serais-je aussi trompé sur leur compte ?

« Ils savent que je vis encore, et aucun d’eux ne tourne plus la tête de mon côté. Moi, je les ai nourris de justice, et ils vont lécher les pieds de tous mes ennemis. Faut-il donc mépriser ce que j’ai adoré ? ne vaut-il pas mieux mourir ?

« Le pire des maux pour un prophète, c’est de ne pouvoir plus prophétiser ; et voilà ce qui m’arrive. Autrefois, vous le savez, je déroulais l’avenir comme un livre. Plus il était caché aux autres, plus il se montrait à découvert pour moi. Je le possédais bien mieux que le présent. D’avance je jouissais de ses trésors et j’en faisais jouir les autres. Combien de fois nous nous