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MERLIN L’ENCHANTEUR.

Pindare. Mais difficilement me refusera-t-on l’honneur d’avoir abordé les grands sujets, composé de vastes ensembles, suivi le fil des immenses labyrinthes, porté le fardeau des hardies inventions, en un mot, tenté les voies qui demandent non pas un essor pindarique d’un moment, mais une aile infatigable pour parcourir, sans se tasser, le champ de l’épopée. Tout ce que je crains, Viviane, en y réfléchissant, c’est que nos Français aient peu de goût pour ces vastes et nobles compositions, à la vérité les plus difficiles de notre art, où la terre et le ciel sont mêlés. Leurs cervelles éventées ont peine à embrasser d’aussi vastes horizons ; et si mes œuvres leur sont un jour révélées, je prévois que ces poëmes seront ceux qu’ils estimeront le moins, ou même qu’ils s’en laisseront dérober tout l’honneur par d’autres peuples, auxquels, sur ma parole, je ne les ai pas destinés. »

Et vous remarquerez ici qu’aucun des pressentiments de Merlin n’a été mieux confirmé, puisque les Français, tout en possédant en pierres et en tables de granit les poëmes de chevalerie de Merlin, s’en sont laissé dérober, à leur barbe, la meilleure et la plus sublime partie par Arioste et Cervantès, un Italien et un Espagnol, sans nul désir même de représailles.

La pensée que ses meilleures œuvres seraient méconnues par les siens, par ses proches, faillit plus d’une fois attrister l’âme de Merlin. Mais il se fût jugé indigne même d’un sourire de Viviane s’il eût donné accès dans son cœur aux tristesses qu’engendre la vanité.