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LIVRE XXIII.

Il confine à une prairie de deux arpents, jonchée de primevères, de gentianes, de scabieuses, d’anémones, où rumine une vache laitière, cachée jusqu’au ventre dans les fleurs. De là un joyeux sentier vous attire en serpentant, sous des bocages d’érables, de chênes nains, de sorbiers, tapissés de myrtilles, dont les petits fruits, âpres mais rafraîchissants, percent, comme de noires prunelles, sur l’émeraude argentée des mousses. Arrêtez ! Si vous faites un pas de plus, l’abîme est là ! Il s’ouvre. La terre béante vous manque sous les pieds. Les galeries verticales du gouffre surplombent, d’étages en étages ; et les pâles parois du rocher plongent à pic dans l’édifice du vide. Au bruit caverneux du bouillonnement de l’Aar qui suinte invisible, votre regard se perd dans une crevasse bleuâtre, sans trouver où s’arrêter. Vos genoux tremblent comme dans un rêve. Car vous avez eu la vision des régions infernales. Que ne vous retenez-vous de vos mains crispées à ce jeune mélèze ébranché qui est couché sur le sol ! Mais, il est déraciné. Vous reculez d’horreur, en rampant, sur la crête humide du précipice.

Ainsi, sous le sourire complaisant de son père, Merlin découvrit le génie de l’enfer. Il vit que par trop de zèle, il avait manqué de prudence ; et, revenant sur ce qui lui était échappé, il reprit dans ces termes :

« Après tout, mon père, il n’est nul besoin de publier indiscrètement votre changement de vie, s’il vous convenait, par exemple, d’imiter la nôtre. Ici, dans cette enceinte murée, loin des regards des curieux, vous