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Cette époque n’est pas du tout une époque historique déterminée, c’est une époque de la vie de chaque individu. Nous sommes tous nés avec le sens de la liberté naturelle, et nous trouvant dans un monde vieilli, il faut que nous apprenions à nous trouver bien dans ses cases étroites. Bonheur entravé, activité, génie, désirs inassouvis, ce ne sont pas là les infirmités d’un temps spécial, mais bien de chaque homme ; et c’est un malheur si quelqu’un n’a pas dans sa vie un instant pendant lequel il lui semble que Werther a été écrit pour lui seul. »

Dimanche, 4 janvier 1824.

Aujourd’hui, après dîner, Goethe a feuilleté avec moi le portefeuille de Raphaël[1]. Il s’occupe très-souvent de Raphaël, afin de se maintenir toujours en relations avec la perfection, et pour s’exercer à la méditation des idées d’un grand homme. C’est aussi pour lui une joie de m’introduire dans cette sphère.

Nous avons causé ensuite sur le Divan, et surtout sur le livre intitulé : Sombre humeur. Là Goethe a épanché tout ce qu’il avait sur le cœur contre ses ennemis. « J’ai gardé beaucoup de modération ; si j’avais voulu dire tout ce qui me pique et me tourmente, ces quelques pages seraient devenues tout un volume. Au fond, on n’a ja-

  1. Ces portefeuilles pleins de gravures sont encore rangés sur les casiers que Goethe avait fait disposer lui-même. Quand on entre chez lui, du premier coup d’œil on peut pressentir le trait original qui caractérise le maître du logis : d’un côté sont des armoires vitrées remplies de minéraux, de l’autre des portefeuilles de dessins. On sent que l’on est chez un artiste qui était aussi un savant. Les collections de Goethe étaient très-nombreuses ; le catalogue qui en a été dressé en 1848 par M. Schuchardt forme trois volumes. Jusqu’au dernier moment, il les a augmentées. On dit même qu’il lui arrivait parfois d’emprunter et d’oublier longtemps de rendre. C’est là le vrai signe du collectionneur passionné.