Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/163

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qui ont eu une autre éducation, d’autres habitudes, passe indifférent, agit fortement sur moi ; et comme mon désir de m’instruire est très-vif, je m’empare énergiquement de tout pour en tirer autant d’aliment que possible. Dans une telle situation, j’avais bien assez cet hiver du théâtre et de mes relations avec vous, et je n’aurais pas pu faire de nouvelles connaissances, avoir d’autre commerce, sans porter en moi un trouble intime.

— Vous êtes un bizarre personnage, m’a dit Goethe en riant ; faites ce que vous voudrez. Je veux vous laisser libre.

— Et puis, ai-je dit encore, j’ai l’habitude de porter dans le monde mes inclinations et mes répugnances, et aussi un certain besoin d’aimer et d’être aimé. Je cherche un caractère en harmonie avec ma nature, et je voudrais me consacrer tout à lui sans me préoccuper désormais des autres.

— Ce penchant de votre nature, a répliqué Goethe, n’est pas en effet un penchant très-sociable ; mais comment pourrions-nous nous former, si nous ne voulions pas chercher à dominer nos goûts naturels ? C’est une grande folie de demander que les hommes soient en harmonie avec nous. Je n’ai jamais agi ainsi. J’ai toujours considéré chaque homme comme un individu existant pour soi, que je m’efforçais de pénétrer et de connaître dans son originalité, mais à qui je ne demandais ensuite absolument aucune sympathie. Par là je suis arrivé à pouvoir entretenir des relations avec tout être ; et c’est seulement de cette façon que l’on apprend à connaître la variété des caractères. On y gagne aussi la souplesse nécessaire dans la vie, car pour pénétrer les natures opposées à la nôtre, il faut que nous nous contenions, et de cette façon