Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/260

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Arrive la critique historique pour dire que ces héros se sont sacrifiés fort inutilement, car la horde asiatique était déjà rappelée et elle se serait retirée d’elle-même. Voilà maintenant un grand événement de l’histoire nationale dépouillé d’intérêt, anéanti. Cela désespère[1] ! »

Puis Goethe a parlé des autres savants et littérateurs. « Je n’aurais jamais su quelle est la misère humaine, et combien peu les hommes s’intéressent vraiment à de grandes causes, si je ne les avais pas éprouvés à propos de l’un de mes travaux scientifiques. J’ai vu alors que pour la plupart la science ne les intéresse que parce qu’ils en vivent, et qu’ils sont même tout prêts à déifier l’erreur, s’ils lui doivent leur existence. Ce n’est pas mieux en littérature. Là aussi un grand but, un goût véritable pour le vrai, le solide, et pour leur propagation sont des phénomènes très-rares. Celui-ci vante et exalte celui-là, parce qu’il en sera à son tour vanté et exalté ; la vraie grandeur leur est odieuse, et ils la chasseraient volontiers du monde pour rester seuls importants. Ainsi est la masse, et ceux qui la dominent ne valent pas beaucoup mieux. ***[2], avec son grand talent, avec son érudition universelle, aurait pu rendre beaucoup de services à l’Allemagne. Mais son manque de caractère a privé la nation des résultats importants de ses travaux et lui-même de l’estime de la nation. Un homme comme Lessing, voilà ce qui nous manque. Car ce qu’il y a de plus grand dans Lessing, n’est-ce pas son caractère, sa fermeté ? Des hommes aussi

  1. Ce désespoir de poëte rappelle les vers si connus de Voltaire :

    On court, hélas ! après la vérité !
    Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite ;
    Le raisonner tristement s’accrédite, etc.

    Comparer la conversation du 1er  février 1827.

  2. Frédéric Schlegel ?