Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/261

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pénétrants, aussi instruits, il y en a beaucoup, mais où trouver un pareil caractère ? Beaucoup sont assez spirituels et remplis de connaissances, mais ils sont en même temps remplis de vanité, et pour que les masses à courte vue les admirent comme des têtes pétillantes d’esprit, ils bravent toute décence, toute pudeur ; rien ne leur est sacré. Madame de Genlis avait parfaitement raison de s’élever contre les libertés et les licences de Voltaire[1] ; car, au fond, quelque spirituel que l’on soit, par là on ne sert en rien le monde ; rien ne se bâtit sur une pareille base. On peut même produire les plus grands maux, en embrouillant l’esprit humain, et en lui retirant le point d’appui qui lui est toujours nécessaire. Et puis, que savons-nous donc, et avec tout notre esprit, où sommes-nous arrivés jusqu’à présent ?

« L’homme n’est pas né pour résoudre le problème du monde, mais pour chercher à se rendre compte de l’étendue du problème et se tenir ensuite sur la limite extrême de ce qu’il peut concevoir.

« Ses facultés ne sont pas capables de mesurer les mouvements de l’univers, et vouloir aborder l’ensemble des choses avec l’intelligence, quand elle n’a qu’un point de vue si restreint, c’est un travail vain. L’intelligence de l’homme et l’intelligence de la Divinité sont deux choses très-différentes.

« Dès que nous accordons à l’homme la liberté, c’en est fait de l’omniscience de Dieu ; et si d’un autre côté Dieu sait ce que je ferai, je ne suis plus libre de faire

  1. Les moyens employés par Voltaire pour répandre en tous lieux ses idées ne se justifient pas, mais s’expliquent par les mœurs gâtées de son siècle. Le blâme que lui inflige ici le sage et prudent Goethe n’exclut pas l’admiration la plus profonde. Voir plus loin la conversation du 16 décembre 1828.