Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/285

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cheval que parce qu’il faut qu’on se l’imagine à cheval ; il lui suffisait donc de ramasser parmi les premiers débris d’animaux qu’il a rencontrés, un squelette ayant encore sa peau. Cette carcasse est de ton clair, et semble jeter dans l’obscurité de la nuit des lueurs phosphorescentes. Elle n’a ni rênes ni selle, et galope sans cela. Le cavalier supra-terrestre, tout en causant, se tourne vers Faust d’un air léger et négligent ; l’air qui fouette à sa rencontre n’existe pas pour lui ; il ne sent rien, son cheval non plus ; ni un cheveu ni un crin ne bougent.

Cette spirituelle composition nous donna le plus grand plaisir. « On doit avouer, dit Goethe, qu’on ne s’était pas soi-même représenté la scène aussi parfaitement. Voici une autre feuille, que dites-vous de celle-là ? »

Je vis la scène brutale des buveurs dans la cave d’Auerbach ; le moment choisi, comme étant la quintessence de la scène entière, était celui où le vin renversé jaillit en flammes et où la bestialité des buveurs se montre de diverses manières. Tout est passion, mouvement ; Méphistophélès seul reste dans la sereine tranquillité qui lui est habituelle. Les blasphèmes, les cris, le couteau levé sur lui par son voisin le plus proche ne lui sont de rien. Il s’est assis sur un coin de table et laisse pendre ses jambes ; lever son doigt, c’est assez pour éteindre et la passion et la flamme. Plus on considérait cet excellent dessin, plus on admirait la grandeur d’intelligence de l’artiste, qui n’avait pas créé une seule figure semblable à une autre et qui dans chacune d’elles présentait un nouvel instant de l’action.

« M. Delacroix, a dit Gœthe, est un grand talent, qui a, dans Faust, précisément trouvé son vrai aliment. Les Français lui reprochent trop de rudesse sauvage,