Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/335

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et vouloir la faire admirer comme un chef-d’œuvre ; si nous cherchons les chefs-d’œuvre, il ne faut penser ni aux Chinois, ni aux Serbes, ni à Calderon, ni aux Niebelungen, il faut toujours retourner aux anciens Grecs, car dans leurs œuvres se trouve toujours le modèle de l’homme dans sa vraie beauté. Le reste, nous ne devons le considérer qu’historiquement, et pour nous approprier le bien que nous pouvons y trouver. »

J’étais heureux d’avoir entendu Goethe développer ses idées sur un sujet aussi important. Le bruit des grelots de traîneaux qui passaient nous fit approcher de la fenêtre, car nous attendions le retour d’un grand nombre de traîneaux qui le matin étaient passés, allant au Belvédère[1]. Gœthe continua ses instructifs développements. Il me parla d’Alexandre Manzoni, et me dit que le comte Reinhard l’avait vu peu de temps auparavant, à

  1. À Weimar, en hiver, c’est une des parties de plaisir les plus goûtées ; à une heure convenue, les jeunes gens conduisent leur traineau à la porte de la jeune fille à laquelle ils ont offert une place (chaque traîneau ne peut contenir que deux personnes). On se réunit, et, quand tous les traîneaux, garnis de grelots sonores, sont bien rangés les uns derrière les autres, ils partent ensemble au grand galop, formant une longue file brillante et bruyante. C’est un coup d’œil charmant de voir passer si rapidement devant soi cet essaim joyeux de jeunes filles, enveloppées de fourrures, et ne laissant voir que leurs frais visages épanouis, dont le souffle vif de l’air a encore ravivé les riantes couleurs. — On se rend à quelque distance de Weimar, on fait une collation, on danse ; mais, avant de repartir, chaque jeune fille doit payer à son cavalier le prix de la promenade en traîneau. Ce prix, immédiatement exigible, consiste en un baiser. C’est la tradition qui impose ce payement en nature, et jusqu’à présent la tradition ne court pas le risque de se perdre. — On devine maintenant pourquoi Goethe est si préoccupé et tient tant à voir les traîneaux ; chacun d’eux peut-être entraînait ce soir là un couple de jeunes fiancés, et jusqu’à son dernier jour l’auteur de Werther a eu du bonheur à contempler et à admirer la jeunesse et l’amour réunis ; il avait étudié le monde entier, mais nulle part il n’avait trouvé une harmonie plus vraie et qui sût mieux rafraîchir le cœur du vieillard.