Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/38

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qu’à leur façon de se lancer dans le monde, et il s’applique parfaitement à la naissance de cet ouvrage. Souvent des mois se sont écoulés sans que les astres lui fussent favorables ; des malaises, des affaires, et les mille occupations de la vie quotidienne ne me permettaient pas d’écrire une seule ligne ; puis les étoiles redevenaient plus propices, je retrouvais et la santé, et le loisir, et le goût d’écrire ; j’avais alors la joie de faire un pas en avant. Et puis aussi quel est le long commerce avec une même personne qui n’est pas attiédi parfois par un peu d’indifférence ? Et où est l’homme qui sait toujours estimer à son prix véritable l’heure présente ?

Si je parle ainsi, c’est parce que je désire faire excuser les grands espaces de temps vides dont s’apercevra le lecteur qui portera son attention sur les dates des entretiens. Ces lacunes devraient être remplies par des choses excellentes que je n’ai pas notées ; on y trouverait surtout mainte parole bienveillante de Goethe sur ses nombreux et lointains amis, ainsi que sur les ouvrages de tel ou tel écrivain allemand contemporain. Je n’ai noté qu’une partie des paroles de cette nature qu’il a prononcées. Je l’ai dit : même dans leurs origines, les livres obéissent à une fatalité.

Cependant je dois déjà être heureux d’avoir pu m’approprier ce que renferment ces volumes ; je peux considérer ces entretiens comme un joyau précieux qui orne mon existence, et je m’en pare en rendant des actions de grâces pour une liaison si haute ; aussi je crois, avec une certaine confiance, que le monde me saura gré à son tour de ce que je lui donne.

Selon ma conviction, non-seulement dans ces conversations on trouve maints éclaircissements, maintes idées d’un prix inestimable sur la vie, sur l’art, sur la science, mais aussi et surtout les esquisses d’après nature qu’elles présentent contribueront à compléter l’image que chacun de nous peut se faire de Gœthe après avoir lu ses ouvrages si variés. Je suis cependant bien éloigné de croire que l’âme de Goethe est là reflétée tout entière. On pourrait, avec justesse, comparer cet esprit, cet être extraordinaire, à un diamant à facettes, qui lance dans chaque