Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tâchez de bien supporter aujourd’hui les horreurs de « Trente années de la vie d’un joueur[1] ! »

Vendredi 10 avril 1829.

« En attendant la soupe, je veux donner une joie à vos yeux, » et en parlant ainsi, Goethe mit devant moi un volume de paysages de Claude Lorrain. C’étaient les premiers que je voyais de ce grand maître. L’impression qu’ils produisirent sur moi fut extraordinaire, et mon étonnement et mon enthousiasme augmentaient à chaque feuille nouvelle. Grâce aux fortes masses d’ombres sur les premiers et les derniers plans, à la vaste lumière, qui, lancée par le soleil traverse les airs et vient se refléter dans l’eau, l’impression que donne chaque tableau est claire, précise, et je surprenais ainsi les principes que le grand maître avait suivis dans son art. Je remarquais aussi avec admiration comme chaque tableau forme à lui seul un petit monde, dans lequel il n’y a rien qui ne soit en harmonie avec le sentiment dominant et qui ne serve à le mettre mieux en relief. Que ce soit un port de mer, entouré d’édifices magnifiques, avec des vaisseaux à l’ancre, des pêcheurs jetant leurs filets, ou bien une campagne stérile et solitaire, avec des collines, des chèvres cherchant leur nourriture, un petit ruisseau, un pont, quelques buissons, quelques arbres ombreux et un berger qui souffle dans son chalumeau, ou bien un ravin profond, où, pendant l’ardente chaleur de l’été, se cache une eau dormante dont la vue donne la sensation d’une douce fraîcheur, quel que soit le site reproduit,

  1. Le drame de Ducange et Dinaux (Beudin et Goubaux), joué à Paris en 1827.