Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/14

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affaissons sur nous-mêmes, et nous tâtonnons dans la nuit. — Napoléon, c’était là un homme ! toujours lumineux, toujours clair, décidé, possédant à toute heure assez d’énergie pour mettre immédiatement à exécution ce qu’il avait reconnu comme avantageux et nécessaire. Sa vie fut celle d’un demi-dieu qui marchait de bataille en bataille et de victoire en victoire. On peut dire que pour lui la lumière qui illumine l’esprit ne s’est pas éteinte un instant ; voilà pourquoi sa destinée a eu cette splendeur que le monde n’avait pas vue avant lui, et qu’il ne reverra peut-être pas après lui. — Oui, oui, mon bon, c’était là un gaillard[1] que nous ne pouvons pas imiter en cela ! »

Goethe, en parlant, marchait à travers la chambre. Je m’étais assis à la table qui déjà était desservie, mais sur laquelle se trouvait un reste de vin avec quelques biscuits et des fruits. — Goethe me versa à boire, et me força à prendre du biscuit et des fruits. — « Vous avez, il est vrai, me dit-il, dédaigné d’être à midi notre hôte, mais un verre de ce vin, présent d’amis aimés, vous fera du bien ! » — Je cédai à ses offres ; Goethe continua à parcourir la pièce en se parlant à lui-même ; il avait l’esprit excité, et j’entendais de temps en temps ses lèvres jeter des mots inintelligibles. — Je cherchai à ramener la conversation sur Napoléon, en disant : « Je crois cependant que c’est surtout quand Napoléon était jeune, et tant que sa force croissait, qu’il a joui de cette perpétuelle illumination intérieure : alors une protection divine semblait veiller sur lui, à son côté restait fidèlement la fortune ; mais plus tard, cette illumination

  1. Das war ein Kerl !