Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/148

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monde fut parti, Goethe me prit dans son cabinet de travail et me montra deux écrits extrêmement curieux. C’étaient deux lettres de sa jeunesse, écrites de Strasbourg à son ami le docteur Horn, à Francfort, en 1770, l’une en juillet, l’autre en décembre. Dans ces deux lettres on voyait un jeune homme qui a le pressentiment d’une grande destinée. Dans la dernière on voyait déjà des traces de Werther ; il est parlé de Sesenheim ; l’heureux jeune homme paraît être plongé dans le vertige des plus douces

    Quand j’ai reçu votre lettre, j’étais occupé à ranger et à étiqueter une riche collection de minéraux du Nord qui venaient de m’arriver ; je les ai disposés dans six casiers, que l’on peut parcourir d’un seul coup d’œil… Encore quelques mots sur la littérature française. Victor Hugo a un talent poétique qui ne peut se contester, seulement il s’avance sur une route où il lui sera difficile de trouver un emploi pur et entier de son talent. D’autres esprits remarquables essayent de prendre pied comme lui sur le sol romantique, mais dans cette région humide voltigent tant de feux follets que le meilleur voyageur est en danger de perdre le bon sentier ; et puis on est si ravi, à la lumière du jour, de ces perspectives si libres, si variées, ouvertes sur de charmants et nouveaux paysages, que l’on est entraîné à les parcourir en tous sens sans pouvoir se décider à bâtir solidement sa maison ici plutôt que là. (Ceci s’applique sans doute à M. Mérimée.) Cependant ces écrivains de talent sont en train de créer des œuvres excellentes et durables. Avant tout, ils doivent chercher à écrire des pièces de théâtre où il y ait en même temps élévation d’idées et entente théâtrale ; M. Casimir Delavigne paraît y avoir réussi avec son Marino Faliero. C’est là un problème qui a bien des difficultés, je ne veux pas me laisser aller à les exposer ; je dirai seulement que, par une bizarrerie bien étrange, les nations en général ont le désir de posséder des œuvres parfaites, mais quand on leur offre des œuvres d’une beauté parfaitement pure, elles n’y trouvent presque aucun plaisir. Pour être bien accueillie dans le groupe favori, il faut du moins que l’œuvre arbore la cocarde nationale.

    « La littérature universelle, en se formant, exerce sur les différents peuples les influences les plus curieuses ; si je ne me trompe, ce sont les Français qui tireront les plus grands avantages de cet immense mouvement ; ce sont eux qui gagneront le plus pour l’étendue du coup d’œil ; ils ont déjà le pressentiment que leur littérature exercera sur l’Europe l’influence qu’elle avait déjà conquise au milieu du dix-huitième siècle, et cette fois l’influence sera exercée par des idées plus hautes. »