Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Comment, demandai-je, ce qui nuit à chaque talent pris séparément, peut-il servir à la littérature en général ? »

« Les extrêmes et les déviations dont je parlais disparaîtront peu à peu, et il ne restera que l’avantage d’avoir conquis et une forme plus libre et un fonds plus riche et plus varié ; on n’exclura plus les sujets comme anti-poétiques, on pourra les prendre partout dans le monde et dans la vie. — Je compare l’état actuel de la littérature à une forte fièvre, qui en elle-même n’est ni bonne ni désirable, mais qui a pour heureuse conséquence une meilleure santé. Ces folies qui maintenant remplissent tout un poëme, n’entreront dans les œuvres de l’avenir que comme assaisonnement utile, et même la noblesse, la pureté qui sont maintenant bannies, seront bientôt rappelées avec d’autant plus d’enthousiasme. »

« Je suis surpris, dis-je, que Mérimée, qui est un de vos favoris, soit entré aussi dans cette voie ultra-romantique avec les horribles sujets de sa Guzla. »

« Mérimée, répondit Goethe, a traité ces sujets tout autrement que ses compagnons. Ces poésies ne manquent pas, il est vrai, de scènes de cimetières, de carrefours ténébreux, de spectres et de vampires ; mais tous ces tableaux repoussants n’émeuvent pas l’âme du poëte ; il les laisse en dehors de lui et les trace comme de loin, et pour ainsi dire avec ironie. Il ressemble à un artiste qui

    livre dont tu as entendu parler : l’Âne mort et la Femme guillotinée (de J. Janin). Les jeunes et vifs Français pleins de talent croient mettre un terme au malheureux genre des peintures horribles et repoussantes en les exagérant avec esprit. Mais ils ne voient pas que cette manière d’agir augmente le goût du public pour ces productions, et rend sa soif encore plus ardente. Je n’ajoute rien, sinon qu’après la lecture de ce petit volume, j’espère que tu trouveras ton sauvage Berlin tout à fait idyllique. »