Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/207

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s’amuse à essayer aussi une fois ce genre. Il a tout à fait, en cette circonstance, dissimulé son être intime ; il l’a même dissimulé si bien pour les Français, qu’ils ont d’abord pris les poésies de la Guzla pour de vraies poésies populaires illyriennes, et qu’il s’en est peu fallu que la mystification ne réussît.

« Mérimée est vraiment un rude gaillard[1] ! Pour traiter ainsi un sujet d’une façon tout extérieure, il faut plus de force et de génie qu’on ne le croit. Byron, malgré l’énergie prédominante de son caractère propre, a eu aussi quelquefois la force de se dissimuler entièrement, comme on peut le voir dans ses œuvres dramatiques et surtout dans son Marino Faliero. En lisant cette pièce, on oublie tout à fait qu’elle a été écrite par Byron, même par un Anglais. Nous vivons absolument à Venise, et absolument à l’époque de l’action. Les personnages parlent entièrement suivant leur caractère, leur situation, sans rien conserver des sentiments, des pensées, des opinions personnelles du poëte. C’est là l’art véritable ! On ne peut pas adresser cet éloge à nos jeunes romantiques exagérés. Tout ce que j’ai lu, poésies, romans, œuvres dramatiques, tout portait la couleur personnelle de l’auteur ; on ne pouvait jamais oublier que l’œuvre était écrite par un Parisien, par un Français ; même dans les sujets étrangers, on restait toujours en France, à Paris, toujours mêlé dans

  1. Ein ganzer Kerl. M. Sainte Beuve a raconté que M. Delécluze résumait un jour son opinion sur M. Mérimée en s’écriant : « C’est égal, c’est un fameux lapin ! » Je n’aurais pas osé, de mon chef, risquer cet équivalent, mais il rend si bien en français le sens et la nuance de l’expression allemande que je ne peux m’empêcher de le citer et de remercier M. Delécluze d’avoir ainsi, d’avance et d’inspiration, donné du mot de Goethe une si excellente traduction.