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sons, et un très-mauvais sur la Liberté ; ce n’était pas le poëte, c’était le sujet qui manquait de poésie. Dès qu’un poëte veut avoir une influence politique, il faut qu’il se donne à un parti, et dès qu’il agit ainsi, il est perdu comme poëte ; il faut qu’il dise adieu à la liberté de son esprit, de son coup d’œil ; il se tire jusque par-dessus les oreilles la chape de l’étroitesse d’esprit et de l’aveugle haine. Le poëte, comme homme, comme citoyen, doit aimer sa patrie ; mais la patrie de sa puissance et de son influence poétique, c’est le Bon, le Noble, le Beau, qui n’appartiennent à aucune province spéciale, à aucun pays spécial, et qu’il embrasse et célèbre là où il les trouve[1]. Il ressemble en cela à l’aigle dont le regard plane librement au-dessus des diverses contrées et à qui il est indifférent que le lièvre sur lequel il se précipite coure en Prusse ou en Saxe.

« Et qu’est-ce qu’on entend donc par ces mots : « Aimer sa patrie ? Faire œuvre patriotique ? » Si un poëte pendant toute sa vie a travaillé à renverser les préjugés funestes, à détruire les vues étroites et égoïstes, à éclairer l’esprit de ses compatriotes, à purifier leur goût, à donner à leurs opinions, à leurs idées plus de noblesse, que pouvait-il faire de mieux ? Quelle œuvre pouvait être plus patriotique ? Élever pour les poètes des prétentions si déplacées, si stériles, c’est comme si l’on demandait qu’un colonel, pour être bon patriote, se mêlât aux nouveautés de la politique et négligeât pour elles ses devoirs les plus immédiats. La patrie d’un colonel est

  1. Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières
    Qui bornent l’héritage entre l’humanité…
    Chacun est du climat de son intelligence,
    Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
                La vérité, c’est mon pays ! (Lamartine.)