Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/367

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrêtent ainsi les progrès qui leur seraient profitables à eux-mêmes. — Les âmes sérieuses doivent donc former une église silencieuse, opprimée pour ainsi dire, car il serait inutile de vouloir s’opposer à ces flots tumultueux du siècle ; il faut seulement mettre tous ses efforts à conserver bien solidement la place que l’on a choisie, jusqu’à ce que le torrent soit passé. Le vrai est aussi l’utile, voilà pour ces hommes la grande consolation, le grand encouragement ; s’il peuvent découvrir cette union du vrai et de l’utile, et apercevoir d’une façon bien vivante les conséquences qui en sortent, alors ils exerceront, et pendant de longues années, une action puissante.

Encouragement. — Très-souvent j’ai cru plus utile d’exciter et d’éveiller l’esprit du lecteur que de lui communiquer positivement toutes mes pensées, mais je crois aujourd’hui qu’il ne sera pas mauvais de compléter les remarques précédentes, écrites depuis longtemps.

L’occupation à laquelle on s’adonne est-elle utile ? C’est là une question que l’on se fait souvent et qui prend de l’importance surtout de notre temps où il n’est plus permis à personne de vivre tranquille et content dans une modération qui ne prétend à rien. Le monde qui nous entoure s’agite si violemment que chacun de nous est menacé d’être entraîné dans le tourbillon ; par moments nous sommes forcés de concourir d’une façon immédiate à des travaux qui ne sont pas les nôtres, si nous voulons que nos propres désirs soient satisfaits ; il s’agira alors de savoir si nous possédons les facultés et le talent nécessaires pour remplir aisément et sans qu’elles nous absorbent tout entiers les fonctions dont nous nous trouvons ainsi chargés sans que nous les ayons désirées. Dans de pareilles circonstances, nous ne pourrons trouver notre salut que dans un sévère et pur égoïsme ; mais il faut que sur ce point notre décision soit prise avec pleine conscience par notre raison comme par notre cœur, et avouée avec tranquillité. Que l’homme se demande : à quoi suis-je surtout bon ? Et qu’il perfectionne dès-lors sans relâche en lui-même ce talent pour lequel il est né ; qu’il se considère tour à tour comme un apprenti, comme un compagnon, comme un vétéran, et bien tard seulement, avec d’extrêmes précautions, comme un Maître. S’il sait être modeste et judicieux, s’il ne demande des faveurs du monde que ce que ses talents l’autorisent à exiger en échange des services qu’il lui rend, il se rapprochera peu à peu du but qu’il poursuit,