Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/429

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Qu’a voulu faire l’auteur ? Ce projet était-il intelligent, sensé ? A-t-il réussi complètement dans son exécution ? Si nous cherchons amicalement à faire une réponse approfondie à ces questions, nous rendons service à l’auteur, et dans ses travaux suivants il aura fait certainement des progrès et se sera élevé au-dessus de notre critique. Remarquons aussi ce que l’on oublie trop, c’est qu’on doit juger plutôt en vue de l’auteur qu’en vue du public : car tous les jours nous voyons lecteurs et lectrices, chacun à sa façon, et suivant ses goûts particuliers, accueillir, louer, blâmer, aimer ou détester les pièces de théâtre et les romans, sans se préoccuper le moins du monde de l’avis des critiques.

Revenons à notre tragédie, et parlons de la scène d’adieux entre le comte et sa femme, scène dont nous parlons d’autant plus volontiers que nous n’en avons jusqu’à présent rien dit. Le critique anglais dit qu’elle est vraiment touchante ; elle produit le même effet sur nous, et elle a d’autant plus de valeur à nos yeux que rien dans le reste de la pièce ne semble annoncer une scène de larmes et d’émotions. M. Manzoni qui s’avance toujours tranquillement droit devant lui, sans rien supprimer, nous a bien fait savoir que le comte Carmagnola a une femme et une fille, mais elles ne paraissaient pas ; on ne les voit qu’au moment où elles viennent d’apprendre le malheur du comte. Dans toute cette partie de la pièce le poëte a montré toute la puissance de son art, et nous triomphons en voyant qu’il a arraché à son critique anglais les mots : indeed, affecting. — Nous savons par expérience que l’on peut, dès le lever du rideau, et comme à l’improviste, exciter l’émotion dans le public ; cependant, si l’on y regarde de près, on verra que l’émotion veut toujours être préparée ; il faut que les spectateurs ressentent déjà un certain intérêt pour les personnages ; si on sait alors, au bon moment, tirer parti de cet intérêt léger, on est sûr de produire l’émotion. Il en est de même pour l’élévation lyrique ; si M. Manzoni a réussi à nous enflammer par l’ode du chœur, c’est que ce chœur est préparé par deux actes entiers ; si les scènes finales sont touchantes, c’est que trois actes ont servi à les amener. — Le poëte n’aurait pu nous montrer son talent d’orateur, s’il n’avait pas mis en scène un doge, des sénateurs, des généraux, des commissaires de la république, des soldats ; de même il n’aurait pu nous enthousiasmer et nous toucher jusqu’aux larmes, s’il n’avait su donner de nobles prémisses à sa poésie lyrique et à sa poésie élégiaque. — Une ode, en effet, n’existe pas par elle-même,