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Car elle est ainsi faite que, perpétuellement, avec une candide maladresse, elle aspire à ce qu’elle n‘a point, parodie ce qu’elle n’est pas, mais, en revanche, ignore ce qu’elle est ou tâche à le gâter et ne sait pas jouir de ce qu’elle possède.

Elle s’indignerait d’apprendre que tout son charme est fait de tout ce qui lui manque, que sa richesse unique est de ne rien avoir encore, que sa beauté réelle est de n’être pas belle, et son réel esprit de n’en avoir aucun. Elle est une promesse, exquise d’être vague, et se croit une réalisation ; elle est un avenir, charmant d’être imprécis, et elle se tient pour du présent. Elle n’a pas notion du repos qu’elle épanche, délicieux à l’âme, comme celui qu’on gagne à mirer ses angoisses et ses regrets, ses vœux et ses désespoirs, ses misères et ses courtes joies, dans la placidité de vos prunelles, ô ruminants pensifs, doux et vertueux de la meilleure des vertus, qui est l’innocuité du cœur…

Comme de vous, ô bêtes, on dirait qu’elle va parler, la petite jeune fille aux limpides et lentes prunelles ; à elle aussi, il ne manque que la parole : mais, moins complète que vous, elle ne sera pas jusqu’à sa mort dépourvue de ce vain ornement, et bientôt, dans quelques trimestres, elle le conquerra pour dire toute sa pensée, ou bien tout ce qu’elle désignera de ce nom, ou bien encore le contraire de sa penseée…

Ainsi se manifestera, par degrés, une âme en désaccord avec sa mignonne enveloppe, une âme vieille en un corps jeune, lourde de toute la sénilité héréditaire accumulée en elle par vingt siècles de culture, l’âme due, qui, peu à peu, s’assiéra dans la confiance et dans la graisse, à mesure que se faneront les fraîcheurs d’une jeunesse qu’elle n’a su ni goûter, ni comprendre