Page:Eliot - Middlemarch, volume 1.djvu/448

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d’avance assuré des titres à sa bienveillance, car elle ne pouvait s’empêcher de la trouver cruelle, tant que de bonnes raisons manqueraient pour l’expliquer.

Elle ne répondit pas tout de suite, mais, après avoir baissé les yeux d’un air réfléchi, elle reprit gravement :

— M. Casaubon a donc surmonté son antipathie pour vous, dans tout ce qu’il a fait ; et cela est admirable.

— Oui, il a fait preuve, dans toutes les affaires de famille, d’un sentiment de justice. C’est une chose abominable que ma grand’mère ait été déshéritée, pour avoir contracté ce qu’on a appelé une mésalliance, et encore n’y avait-il rien à dire contre son mari, sinon que c’était un Polonais réfugié qui donnait des leçons pour gagner son pain.

— Je voudrais bien savoir tout ce qui la concerne, dit Dorothée. Je me demande comment elle a supporté ce changement, de la richesse à la pauvreté ; je me demande si elle a été heureuse avec son mari ! Savez-vous beaucoup de choses sur eux ?

— Non, ils sont morts jeunes tous deux ; je sais seulement que mon grand’père était un patriote, un homme brillant, connaissant plusieurs langues, musicien, qui gagnait sa vie en donnant toute espèce de leçons. Mon père avait hérité de ses talents pour la musique. Je n’ai jamais su non plus grand’chose de lui, sauf ce que ma mère m’en a dit. Je me rappelle sa démarche lente, et ses longues mains blanches ; et il y a un jour qui est toujours resté présent dans ma mémoire : il était malade, dans son lit, et moi, j’avais faim et je n’avais à manger qu’un tout petit morceau de pain.

— Ah ! quelle différence avec ma vie, s’écria Dorothée prise d’un vif intérêt, et joignant les mains sur ses genoux. J’ai toujours eu trop de toutes choses. Mais dites-moi comment cela s’est fait. M. Casaubon ne vous connaissait donc pas alors ?

— Non ; mais mon père se fit connaître à lui, et, de ce