Page:Eliot - Middlemarch, volume 2.djvu/106

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jamais vécu un instant sans aimer Mary. Si je devais renoncer à elle, ce serait comme de me mettre à marcher sur des jambes de bois.

— Ne sera-t-elle pas blessée de mon indiscrétion ?

— Non, je suis sûr que non. Elle vous respecte plus que personne et elle ne vous ferait pas taire par des railleries, comme elle le fait avec moi. — Naturellement je n’aurais pu le dire à personne ni demander à personne de lui parler, qu’à vous. — Vous êtes pour nous deux un ami unique… Fred s’arrêta un instant, puis il reprit d’un ton de désolation : — Elle devrait reconnaître que j’ai travaillé pour passer mon examen. Elle devrait croire que je ferais n’importe quoi pour l’amour d’elle.

Après un instant de silence, M. Farebrother, quittant son travail, tendit la main à Fred :

— Très bien, mon garçon ; je ferai comme vous désirez.

Ce même jour M. Farebrother se rendit au presbytère de Lowick sur le cheval qu’il venait d’acheter. « Décidément, je ne suis qu’une vieille souche, pensa-t-il, les jeunes pousses me mettent de côté. »

Il trouva Mary au jardin, cueillant des roses et en effeuillant les pétales sur une feuille de papier. Le soleil était bas et les grands arbres projetaient leurs ombres en travers des chemins gazonneux, où Mary circulait sans chapeau ni ombrelle. Elle n’entendit pas M. Farebrother qui s’avançait sur l’herbe. Elle venait de se baisser pour faire la leçon à son petit terrier noir, qui persistait à marcher sur le papier et à flairer les pétales des roses à mesure que Mary les y répandait ; prenant ses pattes de devant dans une main et levant l’index de l’autre, tandis que le chien plissait le front et semblait embarrassé : « Mouche, mouche, je suis honteuse de vous, dit-elle d’une voix de grave contralto, cela ne sied pas à un chien raisonnable ; tout le monde vous prendrait pour un jeune gentleman écervelé. »