Page:Emile Littre - Etudes et glanures - Didier, 1880.djvu/460

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pain qu’on mangeait si commodément, pendant qu’eux s’avançaient chaque jour vers les derniers abois. Dans cette inerte attente, et pour tuer le temps qui me tuait, je mis à contribution la bibliothèque de M. le docteur Fortmorel, et je recueillis quelques provisions pour mon dictionnaire, bien que, aux heures les plus sombres, je ne susse plus si nous aurions encore une patrie et tout ce que ce mot sacré comporte. Il n’était aucune détresse qui ne semblât possible, surtout à un vieillard qui ne croyait plus guère se reprendre à la vie et au travail.

Enfin, des lueurs apparurent dans ce ciel si obscur. L’Assemblée nationale, dont quatre-vingt mille électeurs parisiens m’avaient fait membre, vint s’installer à Versailles. Mais les portes de Paris ne se rouvrirent pas encore pour moi. L’insurrection du 18 mars l’occupait ; et, le siège une fois commencé, je n’y pouvais rentrer. Autres angoisses : avec le peu de troupes, et troupes si désorganisées, si découragées, dont M. Thiers disposait, rien n’était plus incertain que la lutte contre le populaire parisien soulevé, nombreux, maître des forts sauf le mont Valérien, formé en bataillons et pourvu, en quantités infinies, de fusils, de canons et de munitions. Malgré des circonstances aussi défavorables et en dépit de mon peu de cœur à l’ouvrage, M. Beaujean, qui était resté à Paris et qui pouvait me servir d’intermédiaire, insista d’une manière pressante pour que nous nous remissions à la besogne du dictionnaire, interrompue depuis près d’un an. Et il fut bien inspiré en me forçant ainsi la main ; il n’y avait, je le vis bientôt, rien à perdre en recommençant, et beaucoup à gagner, c’est-à-dire du temps,