Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/381

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toile la description la plus pittoresque possible ; et encore celui qui, à propos d’une femme étendue sur le dos, trouve le moyen de faire un discours démocratique ; et encore celui qui tourne en couplets de vaudeville les plaisants jugements qu’il porte. La foule éperdue ne sait lequel écouter : Pierre dit blanc et Paul dit noir ; si l’on croyait le premier, on effacerait le paysage de ce tableau, et si l’on croyait le second, on en effacerait les figures, de sorte qu’il ne resterait plus que le cadre, ce qui d’ailleurs serait une excellente mesure. Il n’y a ainsi aucune base à l’analyse ; la vérité n’est pas une et complète ; ce ne sont que des divagations plus ou moins raisonnables. Chacun se pose devant la même œuvre avec des dispositions d’esprit différentes, et chacun porte le jugement que lui souffle l’occasion ou la tournure de son esprit.

Alors la foule, voyant combien on s’entend peu dans le monde qui prétend avoir mission de la guider, se laisse aller à ses envies d’admirer ou de rire. Elle n’a ni méthode ni vue d’ensemble. Une œuvre lui plaît ou lui déplaît, voilà tout. Et observez que ce qui lui plaît est toujours ce qu’il y a de plus banal, ce qu’elle a coutume de voir chaque année. Nos artistes ne la gâtent pas ; ils l’ont habituée à de telles fadeurs, à des mensonges si jolis, qu’elle refuse de toute sa puissance les vérités fortes. C’est là une simple affaire d’éducation. Quand un Delacroix paraît, on le siffle. Aussi pourquoi ne ressemble-t-il pas aux autres ! L’esprit français, cet esprit que je changerais volon-