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Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/443

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L’ŒUVRE.

mangé son pain blanc, ça se gâte, ça craque, leur peinture à millions !

Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et Gagnière, à l’autre bout de la table, laissa entendre le même ricanement. Alors, ils se soulagèrent en paroles mauvaises, ils se réjouirent de la débâcle qui consternait le monde des jeunes maîtres. C’était fatal, les temps prédits arrivaient, la hausse exagérée sur les tableaux aboutissait à une catastrophe. Depuis que la panique s’était mise chez les amateurs, pris de l’affolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix s’effondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameux Naudet au milieu de la déroute ! Il avait tenu bon d’abord, il avait inventé le coup de l’Américain, le tableau unique caché au fond d’une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il ne voulait même pas dire le prix, avec la certitude méprisante de ne pouvoir trouver un homme assez riche, et qu’il vendait enfin deux ou trois cent mille francs à un marchand de porcs de New-York, glorieux d’emporter la toile la plus chère de l’année. Mais ces coups-là ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dépenses avaient grandi avec les gains, entraîné et englouti dans le mouvement fou qui était son œuvre, entendait maintenant crouler sous lui son hôtel royal, qu’il devait défendre contre l’assaut des huissiers.

— Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cèpes, interrompit obligeamment Henriette.

Le domestique présentait le filet, on mangeait, on vidait les carafes de vin ; mais l’aigreur était telle, que les bonnes choses passaient sans être goûtées, ce qui désolait la maîtresse et le maître de la maison.