Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/146

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sort demeurait en suspens, sous la menace d’une arrestation peut-être immédiate. Comment vivre jusqu’à cinq heures ? La pensée de Jacques, qu’elle avait oublié, se réveilla en elle tout d’un coup : encore un qui pouvait la perdre, si on l’arrêtait ! Bien qu’il fût à peine deux heures et demie, elle se hâta de monter la rue du Rocher, vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte, resté seul, s’était arrêté devant son bureau. Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétaire général du ministère de la justice le faisait mander presque journellement, tout aussi puissant que le ministre, employé même à des besognes plus intimes, il savait combien cette affaire Grandmorin irritait et inquiétait, en haut lieu. Les journaux de l’opposition continuaient à mener une campagne bruyante, les uns accusant la police d’être tellement occupée à la surveillance politique qu’elle n’avait plus le temps d’arrêter les assassins, les autres fouillant la vie du président, donnant à entendre qu’il était de la cour, où régnait la plus basse débauche ; et cette campagne devenait vraiment désastreuse, à mesure que les élections approchaient. Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le désir formel d’en finir au plus vite, n’importe comment. Le ministre s’étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il se trouvait être l’unique maître de la décision à prendre, sous sa responsabilité, il est vrai : ce qui méritait examen, car il ne doutait pas de payer pour tout le monde, s’il se montrait maladroit.

Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte de la pièce voisine, où M. Denizet attendait. Et celui-ci, qui avait écouté, s’écria, en rentrant :

— Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner ces gens-là… Cette femme ne songe évidemment qu’à sauver son mari d’un renvoi possible. Elle n’a pas eu une parole suspecte.